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Stanislas de Guaita, occultiste de la Belle Époque

Stanislas de Guaita, occultiste de la Belle Époque

AU SOMMAIRE...

 

Origines lorraines et vocation littéraire
De la poésie à l’ésotérisme : la quête du savoir occulte
L’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix
Querelles occultistes et « guerre des mages »
Les Essais de sciences maudites : une trilogie ésotérique inachevée
Mort précoce et héritage posthume


Stanislas de Guaita est un poète et occultiste français dont la vie romanesque illustre l’effervescence ésotérique de la fin du 19ème siècle. Issu de l’aristocratie lorraine, il mène de front une carrière littéraire prometteuse et une quête spirituelle fervente au cœur des cercles occultistes parisiens. Cofondateur de l’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix aux côtés de Papus et Joséphin Péladan, il s’impose comme l’un des principaux « mages » de la Belle Époque. Portrait.

Origines lorraines et vocation littéraire

Né le 6 avril 1861 au château d’Alteville, près de Tarquimpol en Lorraine, Stanislas de Guaita grandit au sein d’une famille aisée au pedigree cosmopolite. Par sa mère Marie-Amélie Grandjean, il descend d’une vieille lignée lorraine, tandis que son père, le marquis François-Paul de Guaita, appartient à une noblesse d’origine lombarde installée en France depuis le début du 19ème siècle. Destiné à porter le titre de marquis, le jeune Stanislas reçoit une éducation soignée. Il effectue ses études secondaires au lycée de Nancy, où il se passionne autant pour la chimie que pour la métaphysique et la poésie. C’est à Nancy qu’il se lie d’amitié avec Maurice Barrès, futur écrivain de renom, alors camarade de classe partageant ses aspirations littéraires. Ensemble, les deux jeunes hommes déclament Baudelaire et rêvent d’absolu. Barrès restera un ami proche : des années plus tard, Guaita l’initiera même aux cercles mystiques du martinisme. Barrès rendra hommage à cette influence en préfaçant une réédition d’Au seuil du Mystère – l’un des ouvrages majeurs de Guaita – et le croquera sous les traits du personnage de Saint-Phlin dans son roman Les Déracinés.

Parallèlement, Stanislas de Guaita s’affirme très tôt comme poète. À seulement vingt ans, il fait paraître Les Oiseaux de passage (1881), recueil de vers aux teintes fantastiques, suivi de La Muse noire (1883) et Rosa mystica (1885). Son œuvre poétique, imprégnée d’idéalisme et de références ésotériques discrètes, reçoit un accueil encourageant dans les milieux littéraires. Les critiques y perçoivent l’influence du symbolisme naissant, même si le style de Guaita reste formellement proche du classicisme des Parnassiens. Comme l’analyse plus tard l’historien Alain Mercier, il semble alors habité par deux personnalités distinctes : « l’hermétiste aristocrate et généreux d’une part, le poète tourmenté et inquiet d’artifices d’autre part ». En 1885, auréolé par la publication de Rosa mystica, Guaita quitte sa Lorraine natale pour s’installer à Paris, épicentre culturel où convergent artistes et occultistes de la fin de siècle. Son élégant appartement de la capitale devient bientôt un salon prisé où se côtoient poètes décadents, peintres symbolistes et adeptes des sciences occultes. Le jeune marquis, dandy érudit toujours vêtu de rouge selon certains témoignages, fascine ses contemporains par son esprit brillant et son aura de mystère.

De la poésie à l’ésotérisme : la quête du savoir occulte

C’est à Paris que Stanislas de Guaita s’ouvre pleinement à l’ésotérisme. Une rencontre s’avère déterminante : celle de Joséphin Péladan, un écrivain mystique avec qui il partage un temps la même résidence étudiante. Péladan vient de publier des romans à clé (comme Le Vice suprême, 1884) dans lesquels il met en scène des initiés rosicruciens et des arcanes magiques. Cette lecture révèle à Guaita l’existence d’un univers de connaissances ésotériques et de traditions secrètes qu’il pressent comme l’héritage oublié d’une sagesse ancestrale. Avide d’en savoir plus, il se plonge alors dans l’étude des maîtres occultistes. L’œuvre d’Éliphas Lévi – ex-abbé devenu mage – l’initie aux mystères de l’ésotérisme chrétien et lui fournit une base doctrinale solide. Fasciné, Guaita devient rapidement l’un des exégètes et thuriféraires les plus fervents de Lévi, dont il considère les écrits comme la redécouverte moderne de la « science universelle » perdue. Parallèlement, il étudie les travaux de l’ésotériste Fabre d’Olivet, qui le familiarisent avec les grands mythes cosmogoniques et la langue hébraïque sacrée. Sous la direction conceptuelle de ces précurseurs, Guaita entreprend de « rétablir la langue des mythes et des emblèmes » face aux doctrines spiritualistes populaires de son temps – notamment le spiritisme d’Allan Kardec ou la théosophie de Madame Blavatsky, qu’il tient à distance malgré l’admiration qu’il porte à cette dernière. Il estime en effet que ces mouvements, quoique en vogue, s’égarent parfois loin de la Haute Magie authentique dont il veut être le dépositaire.

La pensée de Stanislas de Guaita s’enrichit aussi de la rencontre intellectuelle avec l’occultiste Saint-Yves d’Alveydre. Ce dernier le gagne aux idées de Synarchie, théorie d’un gouvernement idéal des initiés guidant secrètement la société vers un ordre harmonieux. Nourri par ces multiples influences, Guaita élabore peu à peu une vision du monde où la Tradition chrétienne occupe une place centrale, réconciliée avec les apports de la Kabbale et de l’hermétisme. Il prône un spiritualisme exalté qui verrait l’instauration d’une Synarchie spirituelle aboutir à l’avènement symbolique du « Règne de Dieu » sur terre. Son ambition est de revivifier la Kabbale chrétienne, c’est-à-dire l’interprétation mystique juive adaptée au dogme chrétien, en s’appuyant sur une érudition rigoureuse. À l’instar de son maître Éliphas Lévi quelques décennies plus tôt, Guaita veut vulgariser ces savoirs ésotériques auprès du public cultivé, en leur donnant une présentation moderne et rationnelle. Il se constitue pour cela une vaste bibliothèque personnelle de grimoires, traités cabalistiques, ouvrages d’alchimie et autres volumes rares, rassemblant une véritable somme du savoir occulte de la Renaissance à l’époque moderne. Au sein de cette collection qu’il annote et commente, il n’hésite pas à recopier, traduire ou même compléter lui-même des manuscrits anciens inachevés, s’inscrivant ainsi littéralement dans la chaîne des kabbalistes d’antan. Fort de ces études intenses, Stanislas de Guaita publie en 1886 son premier essai ésotérique, Au seuil du Mystère, qui se veut une introduction méthodique aux « sciences occultes ». Cet ouvrage marque son entrée officielle dans le monde fermé des occultistes de Paris, où son érudition et sa ferveur font impression.

La même année, Guaita rencontre Gérard Encausse, jeune étudiant en médecine de quatre ans son cadet, passionné d’occultisme lui aussi. Encausse, plus connu sous son pseudonyme de « Papus », s’impose rapidement comme un frère d’armes spirituel pour Guaita. Ensemble, ils fréquentent les loges et cercles ésotériques de la capitale, dont la toute récente École Hermétique fondée par Papus, ainsi que l’Ordre martiniste – une société initiatique se réclamant de l’illuministe du 18ème siècle Louis-Claude de Saint-Martin. Guaita rejoint ce cercle martiniste, non sans taquiner Papus sur son surnom exotique emprunté à un génie du livre de Nectanebo. Ce duo complémentaire – Papus le médecin énergique et organisateur, Guaita le poète contemplatif et doctrinaire – va bientôt façonner durablement le paysage occultiste français.

L’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix

En 1888, mû par l’essor de leurs activités communes, Stanislas de Guaita passe à l’action en créant, avec l’aide de Papus et de Joséphin Péladan, un nouvel ordre initiatique : l’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix. Cette fondation se place dans le sillage mythique de la Fraternité des Rose-Croix, une société ésotérique légendaire apparue au 17ème siècle, qu’ils entendent ressusciter dans l’esprit fin-de-siècle. L’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix (OKRC) se veut une académie occulte structurée : il propose à ses membres un enseignement gradué de la Kabbale et des sciences ésotériques, sanctionné par de véritables examens et diplômes internes. Guaita, érudit infatigable, met à profit sa bibliothèque et ses connaissances pour y dispenser un savoir ésotérique exigeant, mêlant tradition hermétique occidentale et exégèse mystique de la Bible. Son érudition et son charisme lui valent d’être bientôt surnommé par certains le « Prince des Rosicruciens » de son époque. Autour de lui gravite une pléiade de disciples et d’amis : Papus bien sûr, mais aussi le marquis Antoine de La Rochefoucauld, le compositeur Erik Satie ou encore l’écrivain Oswald Wirth, que Guaita recrute comme secrétaire particulier. Même l’écrivain nationaliste Maurice Barrès, pourtant étranger de prime abord aux « sciences secrètes », s’intéresse par amitié pour Guaita aux enseignements dispensés au sein de l’Ordre.

Dès sa création, cependant, l’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix est miné par des divergences internes. Joséphin Péladan, qui en avait été un cofondateur enthousiaste, prend ses distances au bout de quelques années. En 1890, Péladan fait scission en claquant la porte de l’OKRC pour établir sa propre organisation mystique : l’Ordre de la Rose-Croix catholique et esthétique du Temple et du Graal. Officiellement, le fantasque Péladan reproche à Guaita et Papus de mêler à la haute spiritualité rosicrucienne la pratique trop terre-à-terre de la « magie opérative » – c’est-à-dire des rituels d’invocation et autres exercices d’occultisme pratique, qu’il juge incompatibles avec la pureté de l’esthétique mystique. En réalité, la rivalité de tempérament et d’autorité entre Guaita et Péladan explique en partie cette rupture. Là où Guaita valorise l’étude rigoureuse des textes et l’expérimentation ésotérique, Péladan privilégie une approche plus artistique et catholique de l’ésotérisme, se proclamant « Sâr » et grand prêtre d’une religion esthétique. Quoi qu’il en soit, la défection de Péladan crée un schisme retentissant dans le microcosme occultiste parisien. Papus et Guaita, d’un côté, poursuivent leur voie ésotérique scientifique au sein de l’OKRC, tandis que Péladan de l’autre fédère autour de lui un cercle imprégné de symbolisme chrétien, organisant dès 1892 des Salons de la Rose-Croix où l’élite artistique du moment expose peintures, musiques et littératures inspirées par l’idéalisme mystique. Cette scission illustre les tensions entre deux visages de l’occultisme fin-de-siècle : l’un tourné vers l’expérimentation magique et la syncrèse de savoirs ésotériques, l’autre vers une spiritualité imprégnée d’art et de ferveur catholique.

Querelles occultistes et « guerre des mages »

Figure de proue en vue de l’occultisme, Stanislas de Guaita ne tarde pas à se trouver engagé dans des polémiques retentissantes. La plus célèbre reste l’affaire dite de la « guerre des mages », qui l’oppose, avec Papus, à un autre mage autoproclamé : l’abbé Joseph-Antoine Boullan. Ancien prêtre catholique défroqué, Boullan dirige à Lyon un culte mystico-sexuel aux pratiques étranges, l'Église du Carmel. Vers 1891, par des informateurs communs, Guaita prend connaissance de rumeurs sur les messes noires et rites peu orthodoxes auxquels se livrerait l’abbé Boullan en petit comité. D’après certains témoignages, Guaita et son ami Oswald Wirth auraient même enquêté sur place et correspondu avec deux disciples repentis de Boullan, recueillant des confidences sur des cérémonies d’« amours magiques » et autres transgressions mêlant mysticisme et sexualité. Outré, Guaita préparerait alors une mise en garde publique contre Boullan, mais cette charge écrite n’aura pas le temps de paraître.

En effet, c’est Boullan qui passe à l’offensive en premier, soutenu par l’écrivain Joris-Karl Huysmans. Ce dernier, romancier naturaliste converti à un catholicisme hanté par le satanisme, est fasciné par Boullan qu’il considère comme un saint homme persécuté par les forces du Mal. Huysmans publie en 1891 Là-bas, un roman à clé sulfureux dépeignant les milieux satanistes contemporains. Il y caricature à peine voilée Stanislas de Guaita sous les traits d’un mage démoniaque, cruel et décadent, tandis qu’il idéalise Boullan en mystique portant une croix inversée (symbole de saint Pierre) pour se protéger du Diable. Le livre connaît un succès de scandale énorme et contribue à colporter l’image d’un Guaita « sorcier sataniste » dans l’opinion mondaine. Quelques mois plus tard, en janvier 1893, l’abbé Boullan meurt subitement d’une crise cardiaque. Huysmans, dans sa douleur, insinue publiquement que la mort de son ami aurait été provoquée par un sortilège mortel envoyé à distance par Guaita et ses complices. L’accusation est grave et met le feu aux poudres.

Furieux d’être ainsi accusés de meurtre magique, Papus et Guaita demandent réparation. Par presse interposée, un proche de Huysmans – le journaliste occulte Jules Bois – provoque Stanislas de Guaita en duel afin de laver l’honneur de Boullan. Le duel a lieu en 1893 au pistolet : Guaita et Bois, face à face, échangent des tirs qui heureusement manquent leur cible, de sorte qu’aucun des deux hommes n’est blessé. Parallèlement, Papus aurait de son côté ferraillé à l’épée contre un autre adversaire impliqué dans l’affaire. La « guerre des mages » trouve ainsi son dénouement dans l’honneur sauf, mais elle marque durablement les esprits. Elle cristallise l’antagonisme entre le camp occultiste de Guaita et Papus – revendiquant un ésotérisme actif, enraciné dans la tradition rosicrucienne – et le camp de Huysmans et Bois, soutiens d’un mysticisme catholique voyant des satanistes partout. Après ces duels et un échange de lettres acerbes, Huysmans finit par retirer ses accusations publiques, non sans conserver une profonde inimitié envers Papus et Guaita dans ses écrits ultérieurs. Quant à Jules Bois, il se réconciliera plus tard avec Papus, reconnaissant semble-t-il l’exagération des craintes autour de Boullan.

Presque simultanément, une autre polémique vient troubler les eaux déjà agitées de l’occultisme français : l’affaire Léo Taxil. Gabriel Jogand, dit Léo Taxil, est un personnage ambigu qui, après avoir milité dans l’anticléricalisme virulent, prétend s’être converti au catholicisme pour finalement lancer dans les années 1890 une gigantesque mystification. Sous couvert de dénoncer les supposés cultes sataniques au sein de la franc-maçonnerie, Taxil publie de faux témoignages et romans-feuilletons – notamment Le Diable au 19ème siècle sous le pseudonyme “Dr Bataille” – où il brode des histoires fantastiques de Palladium luciférien et d’apparitions démoniaques. Ces élucubrations rencontrent un large écho dans le public catholique crédule de l’époque, avant d’être démasquées comme un canular en 1897. Stanislas de Guaita et ses confrères occultistes, d’abord tenus à distance de cette affaire, se retrouvent indirectement visés : dans ses écrits, Taxil n’hésite pas à recycler et grossir divers éléments de l’occultisme contemporain pour rendre son récit plus plausible. Il cite par exemple des ouvrages de référence comme ceux d’Éliphas Lévi, de Saint-Yves d’Alveydre ou de Guaita lui-même, et transforme des occultistes bien réels (tel Péladan qu’il qualifie de « mage fantaisiste ») en figurants de son prétendu complot luciférien. En amalgamant ainsi vérité et affabulation, Taxil jette le discrédit sur l’ensemble du milieu occultiste. Guaita, Papus et d’autres ripostent en dénonçant l’imposture dès que les doutes se font jour : Papus assistera notamment à la séance publique d’avril 1897 où Taxil confessera sa tromperie, ce qui mettra un point final retentissant à l’affaire. Cette période troublée aura montré combien Stanislas de Guaita et ses pairs durent combattre sur deux fronts : contre les attaques extérieures d’un clergé soupçonneux (relayées par des polémistes comme Huysmans ou Taxil) et contre les dissensions internes au camp ésotérique lui-même.

Les Essais de sciences maudites : une trilogie ésotérique inachevée

Malgré ces tumultes, Stanislas de Guaita consacre l’essentiel de son énergie, dans les années 1890, à l’élaboration de son grand œuvre ésotérique : une série d’ouvrages qu’il regroupe sous l’intitulé ambitieux d’Essais de Sciences maudites. Par « sciences maudites », Guaita désigne l’ensemble des savoirs occultes – magie, kabbale, alchimie,... – traditionnellement décriés ou condamnés par la raison positiviste et la morale religieuse. Son projet est d’en proposer une étude approfondie, méthodique et presque scientifique, afin de leur rendre leur dignité intellectuelle. Il précise d’ailleurs dans la préface du Serpent de la Genèse que ses ouvrages « prétendent ne troubler la paix d’aucune conscience » – loin d’être des grimoires de sorcellerie, ils ambitionnent au contraire d’éclairer ces arcanes sous un jour rationnel et moral.

Le triptyque des Essais de Sciences maudites s’ouvre avec Au seuil du Mystère (1886), qui pose les fondations de la réflexion en introduisant les principes généraux de l’occultisme. Dans ce volume inaugural, Guaita convie le lecteur à faire un pas de géant vers l’inconnu, aux portes du « Mystère » : il y évoque la réalité des forces invisibles, la symbolique des rites et l’importance de la Tradition ésotérique, préparant ainsi le profane à pénétrer prudemment dans le sanctuaire de la magie. Le second volet s’intitule Le Serpent de la Genèse et devait à l’origine comporter trois parties appelées « septaines » (sans doute subdivisées en sept chapitres chacune). Guaita n’en aura complété que deux de son vivant. La Première septaine, publiée en 1891 sous le titre Le Temple de Satan, explore la face obscure du monde spirituel : Guaita y traite du problème du Mal, des envoûtements, des entités démoniaques et des pièges de la magie noire, le tout sous forme d’essais mêlant érudition cabalistique et réflexion philosophique. Cet ouvrage audacieux, aux allures scandaleuses par son titre, suscite un certain émoi dans le public – on chuchote que l’auteur a dû pactiser avec le Diable pour écrire de telles pages – mais il assoit définitivement la réputation de Guaita comme penseur de l’occultisme. La Deuxième septaine paraît en 1897 sous le titre La Clef de la Magie Noire. Ce volume, publié l’année même de la mort de Guaita, approfondit les thèmes du précédent en proposant des « clés » d’interprétation des rites et des symboles de la magie, notamment à travers l’étude des pentagrammes, talismans et autres sceaux ésotériques. On y trouve par exemple une célèbre illustration de pentagramme inversé avec tête de bouc, dessinée par Guaita lui-même, qui deviendra plus tard une véritable icône associée aux représentations de Baphomet et du satanisme. Quant à la Troisième septaine, prévue sous le titre Le Problème du Mal, Stanislas de Guaita n’aura pas le temps de l’achever : elle restera à l’état de manuscrits épars. Son fidèle secrétaire Oswald Wirth en poursuivra partiellement la rédaction après 1897, et c’est finalement l’occultiste Marius Lepage qui compilera et publiera l’ouvrage posthume en 1949. Ainsi se clôt, près de cinquante ans après la disparition de l’auteur, le cycle des Essais de Sciences maudites.

Outre ses livres, Guaita a laissé quelques textes courts, comme un Discours d’initiation martiniste prononcé en 1889 pour une réception au troisième degré de l’Ordre martiniste. Surtout, il a contribué de façon originale à l’esthétique ésotérique de son époque en stimulant la création de nouveaux symboles et supports d’enseignement. En collaboration avec Oswald Wirth, il conçoit ainsi en 1889 un tarot ésotérique novateur connu sous le nom de Tarot des Bohémiens ou Tarot des imagiers du Moyen Âge. Wirth, guidé par Guaita, y redessine les 22 arcanes majeurs du tarot en leur intégrant les correspondances kabbalistiques : chaque lame est associée à une lettre de l’alphabet hébreu et porte des symboles profondément remaniés. Ce tarot kabbalistique, riche en couleurs et en signes occultes, sera publié avec le soutien financier de Guaita et deviendra une référence dans le petit monde de la cartomancie symboliste. De même, l’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix sous l’impulsion de Guaita entreprend la traduction et la réédition de traités ésotériques anciens : la première traduction française de l’Amphithéâtre de la sagesse éternelle du rosicrucien allemand Heinrich Khunrath voit le jour en 1900 chez l’éditeur Chacornac, fruit du travail collectif initié du vivant de Guaita. Ces entreprises témoignent de la volonté de Stanislas de Guaita de transmettre un héritage, de créer des ponts concrets entre le passé ésotérique et la modernité fin-de-siècle, aussi bien par ses écrits que par les images et les rites.

Mort précoce et héritage posthume

Miné physiquement par des années d’étude acharnée, des nuits d’écriture fiévreuse et peut-être l’abus de stimulants, Stanislas de Guaita voit sa santé se dégrader vers la fin des années 1890. Comme nombre d’artistes de son temps, il avait recours à la morphine, à l’opium ou à la cocaïne, à la fois pour soutenir son inspiration et soulager des douleurs chroniques. Cette vie de « bohème addicte », selon l’expression d’un historien moderne, finit par le rattraper. En décembre 1897, épuisé, Stanislas de Guaita quitte Paris pour se réfugier dans le calme de son château familial d’Alteville en Lorraine. C’est là qu’il meurt subitement le 19 décembre 1897, à seulement 36 ans, terrassé par ce qui sera rapporté comme une overdose de narcotiques. La nouvelle de sa disparition prématurée attriste profondément ses amis – Papus prononcera son oraison funèbre – et fait sensation dans la presse, où l’on évoque la « fin tragique du mage de la Rose-Croix ». Guaita est inhumé dans le caveau familial à Tarquimpol, où sa tombe, discrète, porte l’épitaphe latine In Cruce Salus (« Dans la Croix, le salut »), symbole de sa foi ésotérique.

Malgré sa brève existence, Stanislas de Guaita a laissé une marque durable dans l’histoire de l’occultisme occidental. Dès 1898, son ami Maurice Barrès publie un vibrant hommage intitulé Stanislas de Guaita (1861-1898) : un rénovateur de l’occultisme, saluant en lui celui qui a redonné vie aux sciences ésotériques tombées en désuétude. Papus et Oswald Wirth, ses plus proches compagnons, perpétuent son héritage au sein des ordres initiatiques et des revues spécialisées. Wirth, en 1935, fera paraître Souvenirs de son secrétaire pour raconter de l’intérieur l’atmosphère féconde qui régnait autour de Guaita au temps de l’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix. Il y décrit un homme d’une générosité et d’une noblesse de cœur égales à sa soif de savoir, toujours prêt à guider les plus jeunes sur le chemin de la « Haute Science ». Les travaux de Guaita, notamment Le Temple de Satan et La Clef de la Magie Noire, sont régulièrement réédités au 20ème siècle dans les cercles occultistes, où ils font figure de classiques. Son approche érudite de la Kabbale et de la magie a largement contribué à ancrer l’occultisme français dans une perspective intellectuelle, éloignée du simple folklore superstitieux. En reprenant l’héritage d’Éliphas Lévi, il a participé à la réhabilitation d’une Kabbale chrétienne conçue comme complément ésotérique de la religion. De nombreux ésotéristes du 20ème siècle – de René Guénon à Aleister Crowley – ont reconnu l’influence de ses idées ou de son exemple de vie consacrée à la quête de la Vérité cachée. Dans les milieux rosicruciens, Stanislas de Guaita est honoré comme un maître à penser de la génération Belle Époque, aux côtés de Péladan, Sédir ou Papus. Son nom reste attaché à l’esthétique symboliste dont il fut l’un des inspirateurs : la figure du mage qui traverse la littérature de la fin du 19ème siècle, du Là-bas de Huysmans aux poèmes de Jean Lorrain, doit beaucoup à Guaita et à son aura singulière. Preuve de cette postérité, l’Académie de Stanislas (société savante lorraine) décerna jusqu’en 1984 un Prix Stanislas de Guaita récompensant des œuvres littéraires ou historiques dans l’esprit de sa recherche du mystère.

Ainsi, en l’espace de quelques années, Stanislas de Guaita a incarné de façon remarquable la convergence entre la mouvance symboliste et le renouveau occultiste de la fin du 19ème siècle. Il demeure ainsi une figure emblématique de la Belle Époque : celle d’un aristocrate visionnaire, qui voulut faire dialoguer la poésie et la magie, la foi et la science, afin d’approcher l’ineffable mystère des mondes invisibles.


Sources :

  • Maurice Barrès – Stanislas de Guaita (1861-1898) : un rénovateur de l’occultisme – souvenirs. Chamuel, Paris, 1898.

  • Oswald Wirth – Stanislas de Guaita, souvenirs de son secrétaire. Éditions du Symbolisme, Paris, 1935.

  • Antoine Faivre – « GUAÏTA, Stanislas de (1861-1897) », Encyclopædia Universalis (article mis à jour le 29 janvier 2025).

  • Arnaud de l’Estoile – Guaita (coll. « Qui suis-je ? »). Éditions Pardès, 2004.

  • Rémi Boyer, Gilles Bucherie, Serge Caillet, et al. – Stanislas de Guaita, précurseur de l’occultisme. Éditions du Cosmogone, Lyon, 2018.

  • Emmanuel Dufour-Kowalski – Stanislas de Guaita (1861-1897). Grand Maître de la Rose+Croix Kabbalistique. Éditions Archè, Milan, 2021.

Olivier d’Aeternum
Par Olivier d’Aeternum

Passionné des traditions ésotériques et de l'histoire de l'occulte des premières civilisations jusqu'au 18ème siècle, je partage quelques articles sur ces sujets. Je suis également co-créateur du magasin ésotérique en ligne Aeternum.

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