Ignorer et passer au contenu
AeternumAeternum
favorite_border 0
0
Pierre Piobb, le mage scientifique

Pierre Piobb, le mage scientifique

AU SOMMAIRE...

 

Origines familiales et formation
L’occultisme “scientifique” : un érudit parmi les ésotéristes
De la Grande Guerre à la quête prophétique
Style intellectuel et œuvres majeures
Dernières années et héritage


Pierre Piobb, de son vrai nom Pierre Vincenti-Piobb, est un érudit, journaliste et occultiste français né à Paris le 12 avril 1874 et décédé le 12 mai 1942. Figure singulière des milieux ésotériques français du début du 20ème siècle, il s’est illustré par une approche rationnelle et structurée des sciences occultes, cherchant à en dégager des lois universelles. Portrait.

Origines familiales et formation

Pierre François Xavier Vincenti naît dans un milieu privilégié. Son père, le comte Vincent Vincenti, est un médecin originaire de Corse au parcours prestigieux : formé en Italie puis à Paris, il devient chirurgien réputé à Rome et sert comme médecin-major dans le corps des Zouaves. Il est anobli pour son dévouement lors des guerres civiles corses, et la famille ajoute à son patronyme le nom de son village d’origine, Piobetta, d’où le pseudonyme futur de « Pierre Piobb ». Sa mère, issue d’une vieille famille parisienne apparentée au banquier Jacques Laffitte, meurt en le mettant au monde. Le jeune Pierre est donc orphelin de mère dès sa naissance, puis perd son père à l’adolescence en 1892. Émancipé très tôt, il poursuit des études brillantes au collège Stanislas, puis à la Sorbonne et à la faculté de droit, obtenant successivement des licences ès-lettres, ès-sciences et en droit. Ce solide bagage académique s’accompagne d’une soif de découverte : à peine majeur, il entreprend de grands voyages pour parfaire sa culture, parcourant l’Europe – de la Corse à l’Écosse, en passant par l’Italie et l’Islande – jusqu’aux confins de l’océan Arctique. Ces périples, conformément à l’adage « Les voyages forment la jeunesse », complètent sa formation intellectuelle et ouvrent son esprit à des traditions diverses.

Très jeune, Pierre Vincenti s’oriente vers le journalisme. De 1893 à 1897, profitant d’un séjour en Corse, il dirige à Ajaccio le journal L’Écho de la Corse, avant de devenir correspondant de presse. Cependant, des revers de fortune le laissent ruiné à la fin du siècle, ce qui le contraint à rentrer à Paris. C’est à ce tournant que se révèle sa vocation pour l’occultisme. Proche de l’écrivain ésotériste François-Charles Barlet – vétéran du mouvement occultiste français – il commence à fréquenter les cercles hermétiques parisiens et décide de consacrer sa vie à l’étude des sciences ésotériques, tout en poursuivant en parallèle une carrière de journaliste parlementaire reconnu. Dès avant 1900, il met à profit ses voyages et son érudition pour explorer des domaines ésotériques variés. En Italie et en Espagne, le jeune homme fouille les bibliothèques à la recherche de manuscrits occultes oubliés. De retour en France, il continue ses recherches dans les riches collections ésotériques de la Bibliothèque de l’Arsenal, de la Bibliothèque nationale et jusqu’au British Museum à Londres. Il entreprend également la traduction d’auteurs hermétistes anciens, notamment une partie de l’œuvre du médecin et kabbaliste anglais du 17ème siècle Robert Fludd, contribuant ainsi à la redécouverte de textes fondamentaux de la tradition occultiste.

L’occultisme “scientifique” : un érudit parmi les ésotéristes

Au tournant du 20ème siècle, le Paris ésotérique est en pleine effervescence. Aux côtés de figures comme Papus (Gérard Encausse) et Stanislas de Guaita, un large mouvement occulte se développe, mêlant rosicruciens, théosophes, martinistes et kabbalistes. Pierre Piobb s’y taille une place à part en prônant une approche résolument rationnelle de l’ésotérisme. Dès 1907, il publie son premier ouvrage marquant, le Formulaire de Haute Magie, un recueil qui se veut un exposé méthodique des principes de la magie et des correspondances symboliques utiles au praticien. L’ouvrage contient notamment des tableaux synoptiques – notamment des relations entre Tarot, astrologie et kabbale – qui témoigneront de l’esprit de synthèse de son auteur. Piobb, en effet, ambitionne « d’expliciter, de manière rationnelle et quasi-scientifique, les bases structurelles de l’ésotérisme : l’astrologie avant tout, mais aussi la géomancie, l’alchimie, la magie, le mythe et le symbolisme ». Entouré d’autres occultistes “scientifiques – tel est le terme qui définira bientôt son courant de pensée – il veut dégager des lois et correspondances universelles sous-jacentes aux différentes traditions occultes.

La même année, en 1907, Piobb se lance dans une expérience audacieuse mêlant ésotérisme et psychologie. Ayant découvert un sujet doué de facultés paranormales, le journaliste Henri Christian, il organise avec lui une série d’expérimentations sur l’extériorisation des facultés sensorielles – ce que les occultistes appelleront des « sorties en astral ». Ces séances spectaculaires, relatées en détail dans L’Année occultiste 1907, démontraient la possibilité de projections de conscience hors du corps. L’écho est tel que des savants réputés de l’époque, comme le physicien Jacques d’Arsonval et le psychologue Georges Dumas, s’y intéressent de près. Fort de ce succès, Piobb publie en 1908 et 1909 L’Année occultiste, annuaires où il consigne les avancées et observations dans le domaine des sciences secrètes. Cette démarche, inhabituelle dans le milieu hermétique, illustre son souhait de soumettre l’occultisme à un examen systématique et empirique, à la manière des sciences positives.

Conscient cependant que ses recherches ésotériques restent mal perçues du grand public comme des institutions savantes, Piobb entreprend de leur donner un cadre officiel. Avec l’appui de son mentor Barlet, il fonde en 1907-1911 la Société des sciences anciennes, une association vouée à l’étude approfondie de toutes les branches du savoir occulte. Son ambition est double : d’une part, élargir le champ des recherches ésotériques en fédérant de nombreux spécialistes d’astrologie, de kabbale, d’alchimie, d’autre part, faire reconnaître la légitimité de ces travaux par les instances académiques et publiques. Grâce au prestige dont jouit Piobb – ses relations dans le monde politique et universitaire, son entregent et la qualité de ses publications – la Société obtient ce qui était alors inédit pour un groupe ésotérique : la reconnaissance officielle en tant que société savante, par décision du Ministère de l’Instruction publique. C’est une victoire essentielle pour Piobb, qui permet à son cercle de se tenir au grand jour et d’attirer un public plus large.

Entre 1911 et 1914, la Société des sciences anciennes connaît une activité intense. Pierre Piobb et ses collaborateurs y dispensent des cours et conférences publiques dans le cadre prestigieux du Palais du Trocadéro à Paris. Chaque semaine, des dizaines d’auditeurs – érudits, artistes ou simples curieux – viennent écouter des exposés sur les savoirs ésotériques de diverses civilisations. Piobb lui-même y professe un cycle sur « Les conceptions astrologiques du Moyen Âge », partageant ses découvertes sur l’astrologie médiévale à un auditoire captivé. D’autres éminents occultistes montent à la tribune : l’historien Albert Jounet sur le Zohar, l’orientaliste Paul Vulliaud sur la kabbale hébraïque, Oswald Wirth sur le symbolisme chaldéen, André Godin sur l’ésotérisme de l’Égypte antique, ou encore Edmond du Roure de Paulin sur l’hermétisme en héraldique. Toutes ces leçons, données dans l’enceinte même d’un haut lieu de la science officielle, révèlent au monde savant tout un domaine absolument ignoré et inexploré jusqu’alors. Le retentissement est tel que Pierre Piobb est invité à participer aux congrès internationaux de psychologie expérimentale : il en sera vice-président en 1910 puis en 1913, signe d’une certaine considération de la part des milieux scientifiques pour ces recherches à la frontière du psychisme et de l’ésotérisme. Il consigne d’ailleurs l’ensemble des résultats et communications de cette époque dans un ouvrage synthétique, L’Évolution de l’occultisme et la science d’aujourd’hui, publié en 1911, où il tente de rapprocher savoir occulte et science contemporaine.

Aux avant-postes de ce que l’on pourrait appeler un occultisme positiviste, Piobb a su gagner crédibilité et audience. Comme le souligne une notice biographique moderne, il fut « l’un des rares occultistes respectés par les autorités de l’époque », ayant contribué à faire évoluer le regard des savants sur des connaissances jusqu’alors dédaignées. Toutefois, son positionnement atypique ne va pas sans susciter des tensions au sein même du microcosme ésotérique. D’un côté, il tient à distance les querelles de chapelle et évite de s’affilier trop étroitement aux ordres initiatiques en vogue. Il n’adhère pas par exemple à la mouvance de Papus, dont il conteste en privé certaines méthodes trop teintées de mysticisme et de théâtralité. De l’autre, Piobb et ses proches se heurtent à l’incompréhension, voire à l’hostilité, d’un courant émergent de l’ésotérisme français : celui mené par René Guénon. Ce dernier, futur auteur de La Crise du monde moderne, prône un retour à la Tradition primordiale et condamne sévèrement l’occultisme syncrétique de la Belle Époque, qu’il juge décadent. Or, Piobb appartient justement à un groupe informel d’occultistes “scientifiques” – où l’on compte Ernest Britt, Oswald Wirth, Francis Warrain ou le Dr Rouhier – qui se montrent « tous hostiles à René Guénon ». Une rivalité intellectuelle s’installe : aux yeux des traditionalistes guénoniens, Piobb représenterait un ésotérisme trop moderniste et profane, tandis que du point de vue de Piobb, la démarche de Guénon apparaît élitiste et trop empreinte de métaphysique orientale. Quoi qu’il en soit, Piobb reste fidèle à sa ligne indépendante, privilégiant les travaux de recherche, la pédagogie et la diffusion publique de la “science des anciens”, plutôt que l’appartenance à un ordre ésotérique ou une adhésion inconditionnelle à un maître à penser.

De la Grande Guerre à la quête prophétique

L’élan prometteur de la Société des sciences anciennes est brutalement interrompu par le cataclysme de la Première Guerre mondiale. En août 1914, nombre de membres et collaborateurs de Piobb sont mobilisés au front, d’autres trouvent la mort dans le conflit ou s’éteignent peu après. L’effort de guerre relègue au second plan les préoccupations ésotériques. Piobb lui-même est appelé à servir son pays dans un domaine différent de ses passions habituelles : dès 1914, il intègre le Ministère des Affaires étrangères où il est chargé de missions de propagande pendant toute la durée de la guerre, jusqu’en 1919. On le voit notamment orchestrer des campagnes d’information destinées à soutenir le moral de l’arrière et à influencer l’opinion en faveur de l’effort allié. Son engagement patriotique est récompensé quelques années plus tard par la Légion d’honneur, dont il est fait chevalier en 1927.

Après l’armistice, Pierre Piobb ne reprend pas immédiatement ses activités occultistes publiques. Les années 1920 le voient poursuivre une carrière de journaliste politique et de fonctionnaire officieux. Il devient chef du bureau de presse à Paris du Résident général de France au Maroc, le maréchal Hubert Lyautey, figure emblématique de la colonisation française. Dans cette fonction, Piobb sert d’agent de liaison et d’influence : il est chargé de distribuer des fonds secrets aux journaux parisiens pour soutenir la politique de Lyautey en Afrique du Nord. Son carnet d’adresses et son habileté à naviguer dans les cercles du pouvoir font merveille. En parallèle, Piobb reste attentif aux remous de la vie politique française, en particulier à tout ce qui touche son île d’origine, la Corse. Lorsque le régime fasciste de Mussolini en Italie commence à nourrir des visées expansionnistes sur la Corse dans les années 1920–1930 (l’idéologie de l’irrédentisme italien revendiquant l’île comme terre italienne), Piobb s’alarme et s’engage en coulisses pour défendre l’intégrité française de la Corse. Royaliste de cœur mais avant tout patriote, il se fait discret médiateur entre Corses de tous bords politiques – nationalistes de droite ou républicains de gauche – afin de forger un front commun contre la propagande italienne. Il n’hésite pas à réunir autour de lui, lors de rencontres confidentielles, des personnalités insulaires pourtant opposées en apparence, comme le préfet conservateur Jean Chiappe et le ministre radical-socialiste César Campinchi, afin de renforcer leur cohésion face au danger fasciste. Cette action antifasciste, menée dans l’ombre, témoigne du pragmatisme et du sens de l’unité de Piobb à l’approche des temps troublés.

C’est au milieu des années 1920 que Piobb renoue publiquement avec l’ésotérisme, en se lançant dans ce qui deviendra son dernier grand chantier intellectuel : l’étude des prophéties. Depuis longtemps intrigué par les célèbres Centuries de Nostradamus, il entreprend de percer le mystère de ces quatrains sibyllins. En 1924, encouragé par son ami Charles Blech – directeur d’une société théosophique à l’avenue Rapp – il donne à Paris une conférence où il présente le fruit de ses premières recherches sur le texte de Nostradamus. Devant un public nombreux et captivé, Piobb expose avec verve pendant près de trois heures ses découvertes, suscitant un enthousiasme rare pour un sujet aussi aride. Fort de ce succès initial, il approfondit son enquête et, en 1927, tient un cycle complet de conférences sur Nostradamus qui attire des foules encore plus considérables dans la salle de l’avenue Rapp. Il y développe une thèse audacieuse qui prend le contrepied de l’interprétation traditionnelle : selon lui, Nostradamus n’aurait pas écrit un mot des prophéties qui lui sont attribuées. Les Centuries seraient en réalité l’œuvre collective de dignitaires de l’Ordre du Temple, rédigée après la dissolution officielle des Templiers au14ème siècle, et ne constitueraient pas tant des prédictions mystiques que des directives données par-delà le temps à des initiés devant réaliser plus tard les événements prévus – un véritable « manuel d’exécution » destiné à influer sur le cours de l’histoire. Autrement dit, le fameux devin de Salon-de-Provence ne serait qu’un prête-nom masquant un complot templier à longue échéance. Cette interprétation iconoclaste, Piobb la consigne dans un livre publié en 1927, Le Secret de Nostradamus, qui connaît un grand retentissement. L’ouvrage fascine par l’érudition déployée et la logique implacable de l’auteur, même si ses conclusions suscitent aussi la controverse parmi les nostradamologues orthodoxes.

Dans les années 1930, tout en poursuivant ses activités journalistiques, Piobb continue d’explorer la piste des textes prophétiques. Il se penche notamment sur la fameuse prophétie des papes attribuée à saint Malachie, un écrit du 17ème siècle énumérant prétendument tous les souverains pontifes jusqu’à la fin des temps. En 1939, alors que l’Europe est au bord du gouffre, il publie Le Sort de l’Europe, ouvrage dans lequel il met en regard les révélations de Nostradamus et celles de Malachie. Piobb y admet n’avoir pas entièrement percé, en 1927, le « mystère » du texte de Nostradamus. Ses recherches ultérieures l’ont conduit à élargir son analyse : « ce dernier texte [de Malachie], qui correspond à celui dont l’auteur passe pour être Nostradamus, constitue uniquement un fil chronologique de directives destinées à faire comprendre les temps nouveaux que nous voyons luire depuis 1940 », écrit-il dans Le Sort de l’Europe. Selon Piobb, les prophéties des papes ne seraient donc pas davantage que Nostradamus de véritables prédictions, mais une sorte de canevas codé guidant l’avènement d’une ère nouvelle qui commence avec les bouleversements de la Seconde Guerre mondiale. Approfondissant l’étude comparée de ces deux corpus prophétiques, il en vient à penser qu’ils sont beaucoup plus anciens qu’on ne le suppose, remontant peut-être à une tradition ésotérique médiévale ou antique, sans toutefois révéler quelles raisons auraient motivé leur rédaction lointaine ni quels en seraient les auteurs réels. Hélas, Pierre Piobb n’aura pas l’occasion d’exposer la conclusion définitive de ses travaux : la mort le surprend en pleine guerre, en mai 1942, alors qu’il avait « encore tant de choses à dire ». À 68 ans, celui que d’aucuns surnommaient « le Comte » s’éteint à Paris sous l’Occupation allemande, emportant son ultime secret dans la tombe. Il est inhumé au cimetière du Père-Lachaise à Paris, dans le caveau familial Vincenti, où son épitaphe le décrit comme un « homme de lettres et de science », rendant hommage à la double facette de sa vie.

Style intellectuel et œuvres majeures

Pierre Piobb laisse l’image d’un occultiste atypique, à la démarche quasi universitaire. Ses contemporains louent son infatigable activité et son « extraordinaire puissance de travail », notant qu’il menait de front d’innombrables projets avec une rigueur et une endurance peu communes. Contrairement à nombre d’ésotéristes de son époque, il n’était affilié à aucune obédience mystique particulière et ne revendiquait aucun titre initiatique. Sa quête était avant tout intellectuelle et visait à trouver une clé d’unité entre des savoirs occultes dispersés. Cette ambition se reflète dans ses principaux ouvrages, dont la diversité apparente cache un fil directeur : établir des correspondances et des lois générales pour donner sens à l’occulte.

Outre les travaux déjà évoqués (Formulaire de haute magie, Année occultiste, Secret de Nostradamus), Piobb a exploré de multiples domaines. Dans Vénus, la déesse magique de la chair (1909), il analyse les mythes antiques de Vénus et d’Adonis, cherchant à y décrypter les « dogmes de l’attraction universelle et de l’amour humain » et les enseignements initiatiques voilés sous les légendes païennes. Dans La Corse d’aujourd’hui (1909), il change de registre pour dresser un portrait économique et social de son île natale, preuve que son esprit éclectique savait aussi s’intéresser à des réalités concrètes. Mais son chef-d’œuvre, l’aboutissement de sa pensée, reste la Clef universelle des sciences secrètes. Rédigé à partir du cours qu’il professait encore en 1939 et publié de manière posthume en 1950, cet ouvrage volumineux se présente comme une véritable somme de l’ésotérisme. Piobb y propose « une vue d’ensemble synthétique des sciences sacrées », à savoir l’astrologie, l’alchimie, la magie, le symbolisme et la mythologie, s’appuyant largement sur les travaux de l’abbé Trithemius et faisant un usage extensif des symboles numériques et géométriques. La « clef universelle » annoncée par le titre se veut cet outil conceptuel unique permettant d’ouvrir la porte de chacune de ces disciplines ésotériques et de passer de l’une à l’autre grâce à un langage commun de nombres, de formes et de correspondances. On a pu qualifier cet effort d’« ésotérisme structuraliste », tant Piobb s’attache à la structure sous-jacente des symboles plutôt qu’à leurs interprétations mystiques contingentes.

Une des trouvailles les plus originales de Piobb, à cet égard, concerne le Tarot. Alors que la plupart des occultistes depuis le 19ème siècle se contentaient d’établir des liens entre les 22 arcanes majeurs du Tarot et les 22 lettres de l’alphabet hébraïque, Piobb va plus loin en proposant une correspondance inédite avec la géométrie : il fut le premier à énoncer l’idée que les 22 arcanes du Tarot correspondent aux 22 polygones réguliers inscrivables dans un cercle. Ainsi, chaque lame majeure serait l’expression symbolique d’une figure géométrique, facteur de 360 (nombre de degrés du cercle), et le Tarot dans son ensemble constituerait un instrument de calcul ésotérique fondé sur la loi des nombres. Piobb développe cette théorie novatrice dans la Clef universelle et dans divers articles, ouvrant par là de nouvelles perspectives d’interprétation. Si ces spéculations passèrent relativement inaperçues de son vivant, elles exercèrent une influence souterraine notable sur la génération suivante d’ésotéristes français. Le philosophe Raymond Abellio, notamment, s’en inspira directement pour élaborer sa propre Structure absolue – une ambitieuse construction métaphysique fondée sur des formes géométriques et arithmétiques – reconnaissant tardivement que Piobb avait posé les bases de cette approche symbolique du réel. De même, l’ésotériste Jean Carteret puisera dans ces idées pour ses recherches sur le Tarot dans les années 1960. Ainsi, certaines intuitions visionnaires de Piobb ne livreront leur portée qu’après plusieurs décennies.

Intellectuellement, Pierre Piobb se distingue par un style clair et didactique, dépouillé de jargon inutile. Ses écrits témoignent d’une érudition vaste, embrassant l’histoire, la mythologie comparée, l’astronomie ancienne ou la métrologie, qu’il met au service d’une argumentation toujours logique. S’il lui arrive de manier l’ironie à l’égard de ses confrères occultistes – en qualifiant de « superstitieuses » les méthodes de cartomancie divinatoire traditionnelles, opposées à sa lecture rationnelle du Tarot – il n’en reconnaît pas moins la sincérité de leur quête. Simplement, Piobb estime que trop de fantasmes et d’approximations entachent l’occultisme de son temps, et il veut y remédier en apportant la discipline de l’esprit scientifique sans pour autant renier la part sacrée de ces connaissances. Cette posture lui valut des critiques : certains, dans le camp de René Guénon, le taxèrent de « scientisme » et lui reprochèrent de réduire l’ésotérisme à des formules abstraites au lieu d’en saisir la dimension spirituelle. D’un autre côté, des rationalistes sourcilleux continuèrent de voir en lui un charlatan ou un rêveur, insensibles aux passerelles qu’il tentait d’ériger entre les deux cultures. Piobb se trouvait ainsi en porte-à-faux, trop ésotérique pour les universitaires et trop rationnel pour les occultistes orthodoxes. Lui-même en avait conscience, mais il assumait pleinement cette position intermédiaire, convaincu que l’avenir donnerait raison à sa vision conciliatrice.

Dernières années et héritage

En dépit d’une relative mise à l’écart durant la Seconde Guerre mondiale – l’Occupation n’était guère propice aux activités ésotériques publiques – Pierre Piobb resta jusqu’au bout fidèle à ses idéaux. Il continuait d’écrire, de formuler de nouvelles hypothèses, et recevait chez lui un petit cercle d’initiés et d’amis avec qui il partageait le fruit de ses réflexions. Parmi eux se trouvait le jeune médecin Pierre Mabille, à qui Piobb transmit une partie de son savoir. Mabille jouera plus tard un rôle de passeur en faisant connaître certaines idées de son mentor au groupe surréaliste gravitant autour d’André Breton. Ainsi, bien qu’il n’ait pas fréquenté directement les artistes d’avant-garde, Piobb aurait influencé les surréalistes, comme André Breton, par l’intermédiaire de son élève Pierre Mabille. On peut voir là un juste retour des choses pour celui qui avait, dès les années 1910, introduit le symbolisme hermétique dans des cénacles jusqu’alors purement littéraires ou scientifiques.

Lorsque Piobb s’éteint le 12 mai 1942, en plein Paris occupé, la nouvelle provoque une vive émotion dans les milieux spécialisés. « La mort de P.-V. Piobb a douloureusement ému le monde des occultistes et celui des journalistes », écrira quelques années plus tard l’un de ses amis biographes, ajoutant qu’« il n’est personne qui ne l’ait connu » dans ces deux univers a priori opposés. De fait, son parcours atypique avait fait de lui un personnage connu tant au Palais-Bourbon, où il arpentait les couloirs de la Chambre des députés, qu’aux réunions hermétiques de la librairie du Merveilleux. Cette double reconnaissance est peut-être l’hommage le plus éclatant à sa personnalité pont entre deux mondes.

L’œuvre de Pierre Piobb tombe pourtant, dans l’immédiat après-guerre, dans un certain oubli. Les priorités intellectuelles ont changé : l’heure est à l’existentialisme, puis aux sciences humaines naissantes, et l’occultisme revient à une relative confidentialité. De plus, la disparition de Piobb survient à un moment où d’autres figures de l’ésotérisme français dominent l’attention – René Guénon, notamment, encore vivant en 1942, ou Papus dont le souvenir reste vivace. Ce n’est qu’à partir des années 1970 qu’un regain d’intérêt se manifeste pour les travaux de Piobb, en parallèle du renouveau de l’ésotérisme en France. Son magnum opus, Clef universelle des sciences secrètes, est réédité en 1976, permettant à une nouvelle génération de chercheurs et d’amateurs d’accéder à ce texte foisonnant. D’autres de ses écrits suivent : Formulaire de haute magie, L’Évolution de l’occultisme, Vénus,… Les rééditions, annotées, saluent la qualité de ces ouvrages pionniers.

De nos jours, la figure de Pierre Piobb revient dans les études sur la période charnière de 1900, lorsque la science occulte a tenté de dialoguer avec la science officielle. On reconnaît en lui un précurseur méconnu, dont les intuitions – notamment sur les structures mathématiques du symbolisme – trouvent un écho dans certaines théories ésotériques contemporaines. Des colloques et publications spécialisés réévaluent son apport : on réexamine son rôle dans la société occultiste de son époque, on s’interroge sur l’influence de ses idées sur des penseurs comme Raymond Abellio ou même sur l’art surréaliste. Sans jouir de la notoriété d’un Éliphas Lévi ou d’un René Guénon, Pierre Piobb est aujourd’hui considéré comme un érudit d’exception, qui sut allier l’héritage des traditions ésotériques et l’esprit critique moderne. Sa postérité se lit autant dans la persistance de ses œuvres que dans l’exemple qu’il a donné : celui d’un chercheur libre, bâtissant des ponts entre des domaines que tout opposait, et œuvrant inlassablement à dégager une unité cachée du savoir. En cela, son itinéraire et son œuvre conservent un intérêt bien actuel, à l’heure où l’on redécouvre la richesse symbolique des anciens savoirs tout en souhaitant les confronter aux exigences de la raison.

Sources :

  • Cadet de Gassicourt, François. Biographie de P.-V. Piobb (1874–1942) – texte de 1948 reproduit sur Matemius.fr.

  • Notice « Pierre Piobb », Amis et Passionnés du Père-Lachaise (APPL), mise à jour 29 mai 2024.

  • Piobb, Pierre. Clef universelle des sciences secrètes (cours de 1939, pub. posthume 1950 ; rééd. Alliance Magique, 2013).

  • Piobb, Pierre. Le Secret de Nostradamus (Paris, 1927 ; rééd. 1998).

  • Sandri, Gino. « P.V. Piobb et l’évolution de l’occultisme » – entretien vidéo, Baglis TV, 2023.

Olivier d’Aeternum
Par Olivier d’Aeternum

Passionné des traditions ésotériques et de l'histoire de l'occulte des premières civilisations jusqu'au 18ème siècle, je partage quelques articles sur ces sujets. Je suis également co-créateur du magasin ésotérique en ligne Aeternum.

Laissez un commentaire 💬

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Rejoignez la communauté Aeternum sur notre groupe Facebook : conseils, astuces, rituels, savoirs, produits dans une ambiance bienveillante !
J’y vais !
Panier 0

Votre panier est prêt à recevoir vos merveilles !

Découvrez nos produits