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Magia naturalis, la science des merveilles

Magia naturalis, la science des merveilles

AU SOMMAIRE...

 

1. Origines antiques et résurgence médiévale
2. L’apogée renaissance et ses figures emblématiques
3. Les fondements philosophiques
4. Savoirs et pratiques de la magie naturelle
5. L’héritage de la magia naturalis


Au cœur de la Renaissance, une tradition ésotérique singulière fleurit sous le nom de magia naturalis, ou magie naturelle. Cette magie se présente alors comme un savoir réel, cohérent et expérimental, fondé sur l’étude des forces secrètes de la nature. Les penseurs de la Renaissance – humanistes, érudits et parfois ecclésiastiques – revendiquent la magie naturelle comme l’héritière d’une sagesse ancienne transmise depuis l’Antiquité et la considèrent comme « la partie pratique de la science naturelle », légitime et non hérétique, pour reprendre les mots de Pic de la Mirandole (penseur italien à intellectuel avant-gardiste célèbre). Animés d’une conviction certaine, ces « mages naturels » explorent le monde avec émerveillement et méthode : la nature est vivante, peuplée de forces cachées et de correspondances qu’il est possible de comprendre et d’utiliser pour agir sur le réel. Ce savoir ésotérique se veut un hommage à la Création elle-même, une façon d’honorer Dieu ou la Nature en perçant ses mystères afin d’améliorer la condition humaine. Découverte.

1. Origines antiques et résurgence médiévale

La notion de magie naturelle plonge ses racines dans l’Antiquité gréco-romaine et orientale. Les sages de l’Antiquité – qu’il s’agisse du mythique Hermès Trismégiste de la tradition hermétique, du philosophe pythagoricien, du mage chaldéen ou du prêtre égyptien – passent pour être les dépositaires d’une prisca theologia, une sagesse primordiale antérieure aux religions, qui enseignait l’unité du cosmos et les moyens d’entrer en sympathie avec lui. Les écrits attribués à Hermès Trismégiste, redécouverts plus tard à la Renaissance, décrivent un univers vivant saturé de forces spirituelles et de symboles, où l’homme (en tant que microcosme) reflète le cosmos (macrocosme) et peut, par la magie, agir sur la nature en vertu des correspondances universelles. Dans le monde gréco-romain, des auteurs comme Platon et les néoplatoniciens développent l’idée d’une hiérarchie des êtres et d’une âme du monde qui relie toutes choses, tandis que des encyclopédistes tels que Pline l’Ancien compilent les propriétés merveilleuses des plantes, des pierres et des animaux dans des ouvrages qui feront autorité au Moyen Âge. Bien que la magie fut réprouvée par la philosophie officielle (Aristote la considère avec méfiance, et Platon la déconseille au législateur), certaines pratiques relevant de la « magie naturelle » se transmettent : usage d’herbes médicinales aux vertus inexpliquées, attraction des aimants, onguents étonnants, talismans planétaires,... Les écrits néoplatoniciens tardifs (comme La théurgie de Jamblique) ou les Cyranides (compendium hermétique des propriétés occultes des animaux et minéraux) témoignent d’une croyance persistante dans les forces cachées de la nature et la possibilité de les employer par des rites ou des recettes.

Magia naturalis, la science des merveilles

Représentation d'Hermès Trismégiste

Avec l’avènement du christianisme, la magie est reléguée du côté du paganisme et des œuvres diaboliques. Saint Augustin, au 5ème siècle, condamne sans appel toute pratique magique non miraculeuse, affirmant que « tous les prodiges des magiciens s’opèrent par la coopération des démons ». Néanmoins, au sein des monastères médiévaux, la soif de comprendre les mirabilia (merveilles de la création) subsiste. Au 13ème siècle, deux savants chrétiens ouvrent la voie à une réhabilitation partielle de la magie naturelle : Albert le Grand (Albertus Magnus) et Roger Bacon. Albert le Grand, dominicain érudit, explore dans ses traités les propriétés occultes des plantes et des pierres, cherchant à distinguer ce qui relève de l’œuvre naturelle de Dieu de ce qui serait illusion démoniaque. Quant à Roger Bacon (v.1214-1294), franciscain anglais surnommé plus tard Doctor Mirabilis, il est un précurseur audacieux qui embrasse les mathématiques, l’optique, l’alchimie et la mécanique pour percer les secrets de la nature. Bacon prend ouvertement fait et cause pour la magia naturalis : il la défend comme une science légitime et s’insurge contre l’« infinie stupidité » de ses collègues qui refusent d’en voir l’utilité. Conscient des soupçons d’hérésie qu’il encourt, il s’attache à distinguer la magie naturelle – fondée sur les causes physiques occultes – de la magie maléfique fondée sur les démons. Dans une lettre célèbre (Epistola de secretis operibus artis et naturae, et de nullitate magiae), Bacon affirme que les prouesses attribuées aux magiciens ne sont en réalité que le fruit de l’art et de la nature, non de sortilèges surnaturels. Autrement dit, il cherche à « naturaliser » la magie : expliquer rationnellement des effets merveilleux qui semblaient magiques, en montrant qu’ils imitent les processus naturels sans intervention diabolique. L’astrologie (influences astrales sur le monde sublunaire) ou l’alchimie peuvent, selon Bacon, s’interpréter par des causes naturelles cachées – sa théorie de la multiplication des espèces (émission de forces invisibles par les objets) fournit un cadre explicatif à ces actions à distance. Grâce à de tels penseurs, la magia naturalis est peu à peu affranchie de la suspicion de sorcellerie. À la veille de la Renaissance, elle apparaît comme un savoir à part entière, embrassant l’étude de la nature dans ce qu’elle a de plus mystérieux, et préfigurant l’esprit empirique des temps modernes.

2. L’apogée renaissance et ses figures emblématiques

C’est à la Renaissance (15ème–16ème siècles) que la magie naturelle connaît son âge d’or, bénéficiant de la redécouverte des textes antiques et de l’essor de l’humanisme. Dans un contexte intellectuel effervescent – Florence des Médicis, Rome des papes lettrés, cours d’Europe fascinées par l’occulte – la magia naturalis acquiert ses titres de noblesse philosophiques et se dote de champions prestigieux. Marsile Ficin, Pic de la Mirandole et Giambattista della Porta figurent parmi les plus illustres représentants de cette tradition, aux côtés d’autres auteurs marquants tels que Cornelius Agrippa, Paracelse, John Dee, Jérôme Cardan ou Robert Fludd. Tous partagent la conviction que la magie naturelle, correctement comprise, n’est rien d’autre que la science approfondie des secrets de la nature – « la plus haute puissance des sciences naturelles », comme la qualifie Agrippa. Ils s’efforcent donc d’en poser les fondements théoriques et d’en codifier les pratiques, tout en proclamant son harmonie avec la foi chrétienne.

2.1. Marsile Ficin (1433–1499) : le néoplatonisme magique

Philosophe florentin, traducteur de Platon et des textes hermétiques, Marsile Ficin est considéré comme le père de la magie naturelle de la Renaissance. Protégé de Cosme de Médicis, il anime une Académie platonicienne à Florence et cherche à concilier la sagesse païenne des « théologiens anciens » (Hermès Trismégiste, Orphée, Zoroastre,…) avec le christianisme. Ficin voit dans la magie naturelle une forme de piété envers Dieu : en étudiant les liens secrets unissant l’homme, la nature et les astres, le mage découvre les lois par lesquelles le Créateur gouverne le monde et peut ainsi s’accorder avec le cosmos. Son oeuvre principale sur ce sujet, Les Trois Livres de la Vie (De vita libri tres, 1489), consacre son troisième livre à une véritable théorie de la magie naturelle, qui deviendra « la considération Renaissance par excellence du sujet ». Ficin y expose comment l’âme du monde diffuse des influences depuis les étoiles jusque dans les plantes, les pierres et les métaux. S’inspirant du néoplatonisme, il décrit un univers hiérarchisé où les degrés de l’être sont reliés par des corrélations sympathiques. La magie, selon lui, consiste à attirer vers soi les influences bénéfiques des astres en utilisant des correspondances appropriées dans le règne terrestre.

Magia naturalis, la science des merveilles

Marsile Ficin. Source : Oraedes

Ficin s’appuie sur la doctrine hermético-néoplatonicienne : tout ce qui existe procède d’une Émanation divine et reste lié par un réseau de sympathies. « Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas » – le célèbre adage hermétique – signifie qu’il existe un rapport analogique entre les réalités célestes (idées, étoiles, anges) et les réalités inférieures (minéraux, plantes, organes du corps). Le mage, en connaissant ces analogies, peut composer des talismans ou des remèdes qui absorbent les vertus célestes correspondantes. Un talisman façonné sous une configuration astrologique favorable, ou une potion préparée avec des herbes gouvernées par une même planète, serviront de réceptacles aux influences cosmiques bienfaisantes. Ficin va jusqu’à recommander, pour fortifier l’âme et le corps, l’usage d’objets ou de pratiques imprégnés d’harmonie céleste : écouter des hymnes orphiques dédiés aux planètes, porter sur soi des bijoux et plantes solaires pour se vivifier de l’énergie du Soleil,... Cette « astrologie médicinale » s’inscrit dans ce qu’il appelle la magia naturalis – qu’il décrit comme un savoir opératif permettant de « tirer d’en haut » (coelitus) les influences vitales du ciel vers la terre. Tout en restant prêtre chrétien, Ficin prend soin d’écarter toute invocation d’esprits ou de démons : sa magie se veut naturelle et non pas goétique. Il insiste sur la préparation morale du mage (qui doit être sage et vertueux) et sur la contemplation comme moyen d’élever son âme vers la lumière divine. Ainsi, chez Ficin, la magie naturelle revêt un caractère philosophique et mystique autant que pratique – elle est une manière de soigner le corps et l’âme en s’alignant sur l’harmonie du monde. Son apport fondamental est d’avoir démontré que la magie, épurée de toute superstition grossière, peut être intégrée à la philosophie naturelle et à la théologie de son temps, comme une connaissance respectable. Marsile Ficin a ainsi jeté les bases d’une magie céleste savante qui inspirera toute la génération suivante d’ésotéristes de la Renaissance.

2.2. Giovanni Pico della Mirandola (1463–1494) : l’union de toutes les sagesses

Disciple admiratif de Ficin, le jeune comte Pic de la Mirandole pousse encore plus loin l’audacieuse réhabilitation de la magie. Génie précoce, il souhaite en 1486 défendre publiquement 900 thèses couvrant toute la connaissance – théologie, philosophie, sciences naturelles et magie. Dans ces Conclusiones (1486), ainsi que dans son célèbre Discours sur la dignité de l’homme, Pico exalte la capacité humaine à s’élever vers le divin par la connaissance de tous les arts, y compris la magie et la cabale. Une magie noble et chrétienne : Pico affirme sans ambages que la magia naturalis est la partie pratique de la philosophie naturelle et qu’à ce titre elle est non seulement licite, mais honorable – « la plus noble partie de la philosophie naturelle », écrit-il, car elle en applique concrètement les principes. Il fonde la Kabbale chrétienne, intégrant la mystique juive (combinaisons de lettres hébraïques, anges et sphères séphirothiques) à la magie néoplatonicienne, estimant que ces deux traditions ésotériques corroborent la révélation chrétienne. Pour Pico, la magie naturelle permet à l’homme de redevenir, selon l’expression de son Discours, « le maître et seigneur de la nature », en déchiffrant le langage secret par lequel Dieu a relié toutes les choses. Il distingue toutefois deux formes de magie : l’une purement naturelle (agissant via des causes physiques occultes, des symboles et influences astrales) et l’autre, plus haute, qu’il appelle magie divine ou théurgie, faisant appel aux intelligences célestes (anges). La première relève de la science humaine du monde créé, la seconde d’une opération spirituelle approchant des miracles – et Pico s’intéresse aux deux, tout en condamnant fermement la goétie maléfique.

Le jeune comte, dans ses thèses cabalistiques, propose par exemple des explications numériques aux mystères bibliques, cherchant à prouver la divinité du Christ par la Kabbale. Dans ses thèses magiques, il soutient que le mage, par sa volonté éclairée et sa foi, peut attirer à lui les forces célestes et contraindre les démons eux-mêmes – position qui lui vaudra d’être accusé d’impiété. Ses idées trop novatrices sont condamnées par l’Église en 1487, et Pico doit renoncer à une partie de ses thèses pour échapper au sort d’hérétique. Néanmoins, son influence est profonde : il légitime l’étude de l’occultisme au sein du néoplatonisme chrétien. Il proclame qu’« il n’est aucune science qui nous donne plus de certitude sur la divinité du Christ que la magie et la Kabbale », une déclaration provocante qui témoigne de sa conviction que les vérités cachées de la nature et celles de la foi convergent en une même sagesse. Pic de la Mirandole meurt trop jeune pour développer davantage son système, mais son héritage intellectuel est immense : il a montré que la magie naturelle peut s’allier à un vaste syncrétisme (allant de Zoroastre à Moïse, de Platon à la Kabbale) et servir un projet humaniste exaltant la dignité infinie de l’homme capable de tout comprendre. Pour les penseurs de son sillage, la magie n’apparaît plus comme une fantaisie superstitieuse, mais comme une clé ésotérique ouvrant la voie de la connaissance totale.

2.3. Giambattista della Porta (1535–1615) : le savant des merveilles naturelles

Un siècle après Ficin et Pico, l’italien Giambattista della Porta incarne l’aboutissement pratique de la magia naturalis et la transition vers la science moderne. Noble napolitain passionné par tous les savoirs, Della Porta fonde à Naples l’Académie des Secrets de la Nature (Academia Secretorum Naturae) vers 1560, où il convie les érudits ayant découvert un secret de la nature à venir le partager. Son ouvrage majeur, Magia naturalis, publié initialement en 1558 (4 livres) puis augmenté en 1589 (20 livres), est un vaste compendium des merveilles du monde naturel, mêlant recettes, observations et spéculations théoriques.

Magia naturalis, la science des merveilles


Della Porta s’intéresse à tout : géologie, botanique, optique, minéralogie, médecine, cuisine, métallurgie, aimantation, pyrotechnie… S Magia naturalis décrit aussi bien la fabrication d’un miroir ardent ou d’une encre sympathique que les moyens de produire un élixir cosmétique, d’améliorer une caméra obscura ou de faire dévêtir une femme respectable en brûlant une certaine lampe à la graisse de lièvre. Cet éclectisme lui vaut un succès immense dans toute l’Europe (traductions en italien, français, néerlandais,...) et assure sa réputation de mage érudit. Pourtant, Della Porta se défend de pratiquer toute sorcellerie : il naturalise entièrement la magie, bannissant de son livre toute incantation ou prière. Il évite soigneusement le moindre soupçon de magie cérémonielle – aucun rituel spirituel n’est requis, seulement la connaissance des choses et l’habileté de l’artisan. Pour lui, la magie est « la partie la plus noble de la philosophie » (il le proclame dès le livre I) et le magicien un artifex, un homme de l’art qui manipule la nature avec ingéniosité.

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Giambattista della Porta. Source : The Famous People

Della Porta reprend à son compte le néoplatonisme ficinien : il décrit un ordre strict de la Création où les formes universelles émanent de Dieu vers les anges, puis vers les âmes, puis dans les qualités occultes des choses matérielles. Ces qualités cachées (occultae) sont des propriétés réelles mais subtiles, inexplicables par la seule matière – la petite pierre d’aimant attire le lourd fer, ou un minuscule brin d’herbe guérit un organe : pour lui, la cause doit en être une forme, une vertu immatérielle transmise par les astres. La magie naturelle est donc la science appliquée qui étudie ces propriétés occultes et apprend à en tirer parti. Della Porta la définit de façon imagée : de même qu’un paysan prépare la terre pour que la nature produise ses récoltes, le mage naturel « prépare la matière de manière spéciale pour permettre à ses propriétés occultes (bien que naturelles) d’apparaître ». Le magicien est ainsi « le serviteur de la nature » : il ne viole pas les lois naturelles, il les assiste en créant les conditions propices aux effets merveilleux. En bon humaniste, Della Porta cherche dans les auteurs antiques la confirmation de ses recettes, s’appuyant sur Pline ou Théophraste, mais il ajoute aussi ses observations personnelles, voire des expériences qu’il a menées. Un exemple : il améliore la lentille de la caméra obscure, il étudie la réfraction pour concevoir un prototype de télescope, il décrit les effets anesthésiques d’un onguent soporifique, et d'autres encore.

La Magia naturalis de Porta est emblématique de la rencontre entre l’ancienne sagesse magique et la curiosité scientifique naissante. D’un côté, on y retrouve les thèmes classiques de l’occulte Renaissance – magie sympathique (agir à distance par similitude), talismans astrologiques, correspondances entre le Ciel et la Terre. De l’autre, l’auteur y propose des explications résolument naturalistes : loin d’attribuer les prodiges à des esprits, il cherche la cause cachée matérielle ou astrale. Notamment, il explique le « charme » qui rend docile un taureau attaché à un arbre stérile par une propriété végétale inconnue, ou le pouvoir d’endormir par l’onguent de sorcière avec un narcotique végétal qu’il détaille (la jusquiame entre autres). Son approche pragmatique lui attire l’attention inquiète de l’Inquisition (il sera brièvement arrêté et surveillé toute sa vie), mais correspond aussi à l’esprit de son temps qui bascule vers l’observation et l’expérimentation. Giambattista della Porta aura fait le lien entre la magie naturelle et la science : ses études sur les aimants, les herbes et les lentilles ouvrent la voie à l’invention du microscope et du télescope ou ses observations sur la reproduction des plantes annoncent la botanique. La magie naturelle, chez lui, n’est plus qu’à un pas de devenir de la science expérimentale – dégagée qu’elle est de tout élément surnaturel, et centrée sur la recherche des causes et la maîtrise technique du réel. Della Porta peut être vu comme le dernier des grands mages de la Renaissance et le premier des savants modernes curieux de tout, illustrant magnifiquement la transition de l’occultisme vers la science.

3. Les fondements philosophiques

La magia naturalis de la Renaissance s’appuie sur un socle philosophique syncrétique, principalement emprunté au néoplatonisme et à l’hermétisme, enrichi de concepts aristotéliciens et de traditions mystiques comme la kabbale.

Héritée de Plotin et de ses successeurs tardifs (Porphyre, Jamblique, Proclus), la pensée néoplatonicienne postule une réalité hiérarchisée émanant d’un principe suprême (l’Un ou Dieu). Entre Dieu et le monde matériel se déploient des intermédiaires : intelligences célestes (anges ou démons au sens neutre), Âme du monde, astres, jusqu’aux éléments terrestres. Chaque niveau reflète celui qui est au-dessus de lui et influence celui qui est au-dessous dans une chaîne continue de causes. Cette vision cosmique a été christianisée à la Renaissance par Ficin et Pico, qui y voient le plan de la Création divine. Dans ce cadre, la magie naturelle est légitimée comme l’étude des mécanismes par lesquels les influences descendent du ciel vers la terre.

Les écrits attribués à Hermès Trismégiste (le Corpus Hermeticum, traduits par Ficin en 1463) imprègnent la magie renaissance. On y trouve l’idée que l’homme est un microcosme à l’image du macrocosme (l’univers), et surtout la maxime fameuse : « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut » (Table d’Émeraude). Cette loi d’analogie universelle est le cœur de la magie des correspondances. L’hermétisme enseigne que le sage, par la connaissance des arcanes de la nature, peut devenir un mage c’est-à-dire un « prêtre de la Création », coopérant avec le divin. Le monde hermétique est empli de signes et de symboles que le magicien doit déchiffrer. Il met l’accent sur la puissance des mots, des nombres et des images – un héritage repris dans la magie naturelle via les talismans couverts de figures, les carrés magiques numériques, ou les noms planétaires inscrits sur des anneaux.

L’un des principes clés de la magia naturalis est que des liens secrets unissent les différentes choses de la nature. Les astres et les métaux, les plantes et les organes du corps humain, les couleurs, les sons et les planètes – tout peut se correspondre. C’est ce réseau de correspondances qui fonde les lois de sympathie et d’antipathie universelles. La sympathie est l’attraction mystérieuse entre deux choses liées par une affinité occulte. L’antipathie est au contraire le rejet entre choses de nature opposée (le chou déteste la vigne au point de la faire flétrir, dit-on, ou le coq fait fuir le lion – exemples souvent cités). Ces idées viennent en partie de la philosophie naturelle aristotélicienne (concept de qualités occultes des substances) et de la médecine antique (théorie des humeurs et des tempéraments). Au Moyen Âge, elles sont rationalisées par Thomas d’Aquin et les scholastiques, qui admettent que Dieu a pu placer dans la nature des vertus cachées pour certains usages – tant que leur effet ne dépasse pas l’ordre naturel, on peut les étudier sans impiété. Ainsi, le fondement philosophique de la magie naturelle réside dans la confiance que le monde est un tout cohérent, voulu par une Intelligence suprême, et qu’en décodant ses symboles le savant peut découvrir l’enchaînement des causes invisibles. Le néoplatonisme fournit la vision d’ensemble (un cosmos hiérarchisé et relié), l’hermétisme la clé analogique (les symboles et correspondances), l’aristotélisme l’idée de causes cachées agissant en vertu de la nature. À cela s’ajoute, chez certains auteurs comme Pico, l’apport de la Kabbale qui enrichit le système de nouvelles correspondances (les lettres hébraïques associées aux planètes, aux anges, aux membres du corps, formant un autre réseau de sympathies). La philosophie de la magia naturalis est un syncrétisme visant à expliquer le merveilleux de la nature sans faire appel aux démons : tout effet étrange a une cause cachée naturelle, que le mage identifie grâce aux analogies dans la Création.

4. Savoirs et pratiques de la magie naturelle

La magie naturelle de la Renaissance recouvre un vaste ensemble de disciplines et de pratiques, à mi-chemin entre science naissante et art occulte traditionnel. On la disait volontiers « vaste et malléable », couvrant la médecine, la pharmacologie, l’alchimie, l’astrologie, la minéralogie, la mécanique, la rhétorique, l’étude des langues et bien d’autres domaines. Voici quelques-uns de ses principaux volets :

  • Herboristerie et médecine occulte : les magiciens de la Renaissance sont d’habiles botanistes et médecins. Ils recherchent les vertus des plantes, c’est-à-dire leurs propriétés cachées, surtout dans un but thérapeutique. Paracelse, par exemple, introduit la notion de signature des plantes : la forme ou la couleur d’une plante indique quel organe elle peut guérir. Ficin recommande des potions à base de plantes « sous l’influence de Vénus » pour traiter les maux d’amour, ou de Saturne pour la mélancolie. On élabore des onguents magiques comme la pommade des sorcières (mélange de jusquiame, d’opium et d’autres plantes hallucinogènes) pour provoquer des songes ou des voyages de l’âme – Della Porta en donne la recette, tout en la dépouillant de son aura démoniaque en expliquant scientifiquement ses effets narcotiques. L’herboristerie de la magie naturelle se double d’alchimie : extraire l’« essence » d’une plante par distillation, concocter des élixirs de longue vie ou des panacées. Ces pratiques préparent l’émergence de la chimie et de la pharmacologie modernes, bien qu’encore imbibées de symbolisme astrologique.

  • Astrologie et talismans : l’astrologie est la pierre angulaire de la plupart des opérations de magie naturelle. L’idée directrice est que les astres imprègnent la matière terrestre de leurs influences. Le praticien doit donc connaître les configurations célestes favorables à chaque entreprise. Marsile Ficin donne ainsi des conseils pour capter l’influx de Saturne (la planète des penseurs) lorsqu’on veut stimuler la contemplation, ou de Vénus (planète de l’harmonie) pour soigner les affections liées à l’équilibre des humeurs. Les talismans astrologiques sont des objets (médaillons, bagues, statuettes) confectionnés dans des matériaux symboliques et gravés de symboles planétaires, que l’on expose à un moment astrologique précis afin qu’ils « absorbent » l’influence de l’astre. Cornelius Agrippa explique comment forger un sceau de Jupiter sous un horoscope de Jupiter pour attirer richesse et santé. Ces talismans, une fois « chargés », sont portés sur soi comme des concentrés d’influences bénéfiques – pratique répandue qui se veut naturelle (p puisée dans les qualités célestes) et non idolatrique. De même, l’astrologie médicale (ou iatronomie) établit des correspondances entre les signes du zodiaque et les parties du corps, les planètes et les organes : le médecin-mage doit choisir le bon moment pour administrer un remède ou inciser un organe, en accord avec le ciel. L’astrologie offre ainsi un cadre théorique unificateur à la magie naturelle, reliant toutes ses branches par un même réseau d’influences cosmiques.

  • Minéraux, métaux et propriétés occultes : outre les plantes, les magi naturalistes s’intéressent aux pierres, métaux et aimants. On attribue à chaque pierre une vertu occulte : l’aimant (pierre de magnétite) attire le fer et, par analogie, l’amour ou l’amitié; l’améthyste préserve de l’ivresse, l’émeraude fortifie la vue,... en vertu de leur couleur ou éclat (signature visible de leur pouvoir). Les métaux sont associés aux planètes (or et Soleil, argent et Lune, mercure et Mercure, cuivre et Vénus, fer et Mars, étain et Jupiter, plomb et Saturne), si bien que l’usage des métaux en alchimie ou en médecine repose sur ces correspondances. L’alchimie, justement, est classée comme magia naturalis lorsqu’elle se concentre sur la transmutation des métaux par des moyens naturels (fourneaux, solvants) en imitant le lent travail de la terre. Paracelse élargit l’alchimie à la spagyrie (séparation et recombinaison des principes actifs des substances naturelles) pour fabriquer des remèdes : cette approche alchimique médicale sera l’un des héritages durables de la magie naturelle dans la chimie pharmaceutique.

  • Sympathies, antipathies et actions à distance : l’un des aspects les plus fascinants de la magie naturelle est l’idée qu’on peut agir sur un objet ou une personne à distance en exploitant un lien secret. C’est la théorie des sympathies. Un exemple connu est que l'on peut soigner une personne en appliquant un baume non pas sur sa plaie, mais sur l’arme qui l’a blessée (onguent sympathique), pratique relatée par de nombreux auteurs. Le lien subtil entre la lame et la plaie (par le sang séché, pense-t-on) ferait que le traitement de l’une guérit l’autre à distance – explication occulte que des savants plus tard tenteront d’élucider en termes physiques (certains y voyaient une forme précoce d’action chimique à distance). De même, on pense qu’en clouant le portrait d’une personne sur un arbre on peut la faire dépérir (magie sympathique négative), ou qu’en portant un fragment de la plante mandragore on attire l’amour (sympathie positive). Les miroirs magiques sont une autre catégorie : un miroir correctement préparé pourrait capter des images à distance (Della Porta conçoit ainsi des miroirs paraboliques pour transmettre des messages lumineux – on entre ici dans l’optique plus que dans l’occulte). Toutes ces pratiques reposent sur l’idée que la nature forme un réseau où tout communique invisiblement : le mage joue sur ces connexions subtiles. Les lois de sympathie et d’antipathie, mentionnées plus haut, expliquent pourquoi certaines plantes ne cohabitent pas (antipathie botanique) ou pourquoi tel remède attire tel mal à lui pour l’extraire du patient (sympathie de transfert). Si certaines de ces pratiques nous semblent ésotériques, il ne faut pas perdre de vue qu’elles étaient abordées par leurs promoteurs avec un esprit d’observation et d’expérimentation. Le merveilleux qui en résulte – ces effets étonnants qui défient l’entendement commun – est précisément ce que le scientifique naissant cherchera à naturaliser par des explications objectives. En ce sens, la magie naturelle a servi de stimulus à l’enquête scientifique : devant un phénomène inexplicable, le réflexe du mage est de l’explorer, de le reproduire, de le comprendre, au lieu de le rejeter d’emblée comme impossible.

5. L’héritage de la magia naturalis

Par un paradoxe apparent, c’est en prenant au sérieux la magie naturelle que la Renaissance a accouché de la science moderne. En effet, la magia naturalis a inculqué aux esprits curieux plusieurs attitudes fondamentales : la confiance dans l’ordre rationnel de la nature, l’importance de l’expérience concrète, la collecte patiente des faits étranges et l’audace d’émettre des hypothèses pour expliquer l’invisible. Avant Francis Bacon et Galilée, les grands mages de la Renaissance étaient déjà des expérimentateurs.

L’historien de la science William Eamon l’affirme ainsi : la magie naturelle de la Renaissance fut « la science qui tentait de donner des explications rationnelles et naturalistes » aux phénomènes, les magiciens naturels affirmant que « la nature regorge de forces et de puissances cachées que l’on peut imiter, améliorer et exploiter pour le bénéfice humain ». À leurs yeux, la magie était même le meilleur moyen d’en finir avec l’attribution systématique des mystères aux miracles ou aux démons – de désenchanter le monde tout en conservant son sens du merveilleux naturel. La frontière entre le laboratoire de l’alchimiste et celui du chimiste du 17ème siècle est ténue : même verrerie, mêmes substances, mais une grille d’analyse qui progressivement se détache de l’astrologie pour s’orienter vers la mesure quantitative. Le tournant s’opère lorsque des disciples de la magie naturelle commencent à délaisser le jargon ésotérique pour parler en termes de propriétés physiques. Au début du 17ème siècle, des continuateurs comme Francis Bacon (le philosophe anglais) s’inspirent de l’idéal du magus maîtrisant la nature, tout en épurant le concept : Bacon rêvera dans son Nouvel Organon d’une science active, expérimentale, délivrant un « pouvoir » sur la nature – un héritage direct de la visée magique (rappelons que science et puissance allaient de pair dans la mentalité magique, exprimée par la formule scientia est potentia). Des figures de transition incarnent cette osmose : Johann Kepler, astronome majeur, était influencé par l’astrologie et cherchait la musique secrète des sphères; Isaac Newton lui-même pratiqua l’alchimie et laissa quantité d’écrits ésotériques, tout en fondant la mécanique céleste. La Royal Society au 17ème siècle n’aurait pu naître sans l’engouement préalable pour les « secrets de la nature » diffusé par les cercles de magia naturalis (l’Académie de Porta en est un prototype, de même que les réseaux d’alchimistes-paracelsiens en Europe). Certes, la science montante rejettera progressivement les aspects non vérifiables de la magie (âme du monde, sympathies mystiques), mais elle en conservera l’essentiel : l’idée que le monde obéit à des lois cachées qu’il faut découvrir par l’observation et l’expérience. En ce sens, la magia naturalis a été une formidable école d’étonnement et de rigueur naissante. Comme l’écrit l’historien Paola Zambelli, les magiciens de la Renaissance étaient souvent des rationalistes qui s’ignoraient, cherchant comment « le merveilleux » était possible au lieu de nier son existence. Le processus de désoccultation de la nature était enclenché.


La magia naturalis apparaît donc, à la lumière de l’histoire, comme bien plus qu’une compilation de pratiques étranges ou un chapitre obscur de l’occultisme. Elle fut une véritable philosophie naturelle opérative, une sagesse ancienne ravivée, où l’érudition dialoguait avec l’empirisme naissant. De l’Antiquité mythique des prêtres égyptiens jusqu’aux cabinets de curiosités des savants baroques, en passant par les cours de la Renaissance fascinées par l’astrologie, la magie naturelle a tissé un fil conducteur : celui de l’émerveillement actif devant la nature. Refusant le mépris facile envers ce savoir des anciens, nous avons ici adopté une posture engagée pour redonner voix à ces mages-philosophes. Leurs spéculations sur l’âme du monde, leurs talismans gravés de symboles, leurs distillations au bain-marie et leurs calculs astrologiques n’étaient pas simple superstition, mais formaient un système cohérent visant à décrypter la création. En rendant hommage à cette tradition, on mesure qu’elle a constitué l’un des terreaux de la révolution scientifique : en voulant percer les secrets cachés de la nature, les adeptes de la magia naturalis ont préparé les esprits à l’idée que la nature obéit à des lois et que l’homme peut en devenir l’interprète et le maître. Comme l’affirmait Pic de la Mirandole, la dignité de l’homme est précisément de pouvoir embrasser par son esprit la totalité de la création, depuis les réalités matérielles jusqu’aux vérités célestes. La magie naturelle, en son temps, fut l’expression de cette dignité et de cette soif de connaissance totale. Aujourd’hui encore, à parcourir les écrits de Ficin, d’Agrippa ou de Della Porta, on est frappé par la modernité de leur ambition : comprendre le monde en profondeur, sans en exclure le merveilleux. C’est pourquoi la magia naturalis demeure un objet d’étude captivant pour les historiens des sciences et les philosophes – rappelant que la frontière entre magie et science fut longtemps poreuse, et que c’est de l’ancien « laboratoire de magie » qu’est né le laboratoire scientifique. En dernière analyse, la magie naturelle apparaît comme un savoir à la fois poétique et pré-scientifique, un hommage rendu aux pouvoirs cachés de la nature. Elle illustre une époque où l’on croyait que la connaissance, loin de dissiper l’enchantement du monde, pouvait au contraire l’exalter en révélant l’harmonie secrète de l’univers – une époque où étudier la nature était à la fois un acte de foi, d’art et de science.

Olivier d’Aeternum
Par Olivier d’Aeternum

Passionné des traditions ésotériques et de l'histoire de l'occulte des premières civilisations jusqu'au 18ème siècle, je partage quelques articles sur ces sujets. Je suis également co-créateur du magasin ésotérique en ligne Aeternum.

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