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Carrés magiques et pouvoirs planétaires

Carrés magiques et pouvoirs planétaires

AU SOMMAIRE...

 

1.  Aux origines des carrés magiques
2. Sciences mathématiques et philosophie occulte
3. Les sept carrés planétaires d’Agrippa
4. Talismans et pratiques avec les carrés magiques
5. Au-delà d’Agrippa


S'il est bien un domaine qui est supposé totalement hermétique à l'inexplicable, c'est bien les mathématiques. Et pourtant, depuis la Renaissance, les carrés magiques d’Agrippa intriguent, fascinent et inspirent ceux qui s’intéressent à la magie, à l’ésotérisme et aux forces qui structurent l’univers. Derrière ces assemblages mathématiques se cache un savoir, où chaque nombre, chaque somme, chaque forme obéit à une logique... sacrée. Pour Agrippa, grand penseur hermétiste du 16ème siècle, ces carrés représentaient bien plus qu’un jeu intellectuel : ils étaient un langage à part entière, une manière d’entrer en contact avec les forces planétaires et de les faire agir dans le monde. Exploration.

1. Aux origines des carrés magiques

Les premiers carrés magiques connus remontent à l’Antiquité asiatique. Une légende chinoise datant d’environ 650 av. J.-C. raconte l’apparition mystérieuse d’un petit carré de trois cases par trois sur le dos d’une tortue sacrée sortie du fleuve Luo. Ce carré, appelé Lo Shu (« écrit du fleuve Luo »), contenait les nombres 1 à 9 arrangés de telle sorte que leur somme était toujours 15, symbolisant l’équilibre entre les forces du yin et du yang. Véritable trésor de la pensée chinoise, le Lo Shu fut perçu comme un symbole harmonisant le Ciel et la Terre. D’autres civilisations asiatiques ont également exploré ces figures : en Inde, par exemple, on trouve des références aux carrés magiques dans d’anciens traités. L’un d’eux, la Garga Samhita, conseillait d’utiliser un carré 3×3 pour apaiser les influences des neuf astres (navagraha) de l’astrologie hindoue. Ainsi, en Asie, le carré magique était à la fois un objet de curiosité mathématique et un signe sacré, doté d’une signification spirituelle ou astrologique.

Par la suite, le savoir des carrés magiques s’est propagé vers l’ouest. Les savants de l’âge d’or islamique ont joué un rôle déterminant dans cette transmission. Dès le 8ème siècle, des érudits du monde arabe étudient et compilent les carrés magiques qu’ils ont découverts dans les traditions indienne et chinoise. Le mathématicien arabe Thabit ibn Qurra au 9ème siècle discute de ces carrés, et l’encyclopédie des Frères de la pureté (vers 990) en décrit les exemples d’ordres 3 à 9. Dans le monde arabo-musulman, on nomme ces carrés wafq (disposition harmonieuse des nombres) et on les utilise parfois comme talismans en y inscrivant des lettres à la place des chiffres. Le grand mage soufi Ahmed al-Būnī, au 13ème siècle, enseignait la construction de carrés magiques et leur association aux sphères célestes dans son grimoire Shams al-Ma’arif. À travers ces échanges, la notion de carrés magiques gagne l’Europe médiévale : on trouve dès le 14ème siècle des manuscrits latins présentant des carrés d’ordre 3 à 9, déjà reliés aux sept planètes traditionnelles (Saturne, Jupiter, Mars, Soleil, Vénus, Mercure, Lune) dans un contexte astrologique et talismanique.

2. Sciences mathématiques et philosophie occulte

À la Renaissance, les carrés magiques suscitent un engouement tant chez les mathématiciens que chez les adeptes de l’ésotérisme. C’est une époque de redécouverte des savoirs anciens : les humanistes européens entrent en possession des compilations arabes et orientales, et s’émerveillent de ces objets mathématiques étranges. En 1514, l’artiste allemand Albrecht Dürer immortalise un carré magique 4×4 (constante 34) dans sa célèbre gravure Melencolia I. Ce carré, discrètement intégré sur le mur de la scène, n’est pas là par hasard : il évoque les carrés talismaniques tout en démontrant la maîtrise intellectuelle et la mélancolie de l’homme de génie (la mélancolie étant alors associée à Saturne). Dürer offre ainsi au carré magique une visibilité inattendue dans l’art occidental, à mi-chemin entre le jeu mathématique et l’allusion symbolique.

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Gravure Melancolia I, Albrecht Dürer. Source : Research Gate

Parallèlement, des savants comme Girolamo Cardano (en 1539) ou Claude de Boissière (dit Bachet de Méziriac) s’intéressent aux méthodes de construction de ces carrés « magiques ». Cardano publie la méthode dite « en losange » pour construire les carrés d’ordre impair, contribuant à la diffusion du concept dans les milieux lettrés. Cependant, au-delà du plaisir mathématique, c’est bien dans l’occultisme de la renaissance que les carrés magiques vont prendre une dimension nouvelle. Ils deviennent des outils centraux de la « philosophie occulte » qui cherche à unifier science, mysticisme et astrologie.

C’est dans ce contexte qu’intervient Heinrich Cornelius Agrippa von Nettesheim. En 1531, ce philosophe, médecin et mage allemand publie son traité De Occulta Philosophia (Philosophie occulte), œuvre monumentale en trois livres qui vise à synthétiser les connaissances magiques de son temps. Agrippa y consacre le chapitre 22 du Livre II aux sept carrés magiques planétaires, hérités de la tradition médiévale mais présentés de façon structurée et réformée pour un public instruit. Il les appelle les « tables sacrées des planètes » en affirmant qu’elles possèdent de grandes vertus célestes, reflétant l’harmonie divine des nombres célestes. Agrippa reprend la correspondance classique entre chaque planète et un carré d’ordre déterminé (de 3 à 9 cases de côté), et il y associe tout un apparat symbolique : noms divins, anges (Intelligences) et démons (Esprits) gouvernant chaque planète, sceaux et caractères mystiques. En systématisant ainsi l’usage ésotérique des carrés magiques, Agrippa offre à la Renaissance un pont entre la mathématique et la magie, où les nombres deviennent des clés pour invoquer les influences astrales.

3. Les sept carrés planétaires d’Agrippa

Selon la cosmologie traditionnelle reprise par Agrippa, chaque planète de l’astrologie classique (Saturne, Jupiter, Mars, Soleil, Vénus, Mercure, Lune1) possède un carré magique associé, dont la taille et les nombres reflètent les attributs du corps céleste. Ces sept carrés, d’ordres 3 à 9, forment un ensemble cohérent : le plus petit carré (3×3) correspond à Saturne, la planète la plus lente et éloignée, tandis que le plus grand carré connu (9×9) est attribué à la Lune, astre mobile du premier ciel. Chacun de ces carrés possède une constante magique unique, ainsi qu’une série de noms sacrés dont la valeur numérique correspond aux chiffres du carré. Agrippa indique également comment tracer pour chaque planète un signe ou caractère mystique dérivé du motif numérique, en reliant entre eux certains nombres du carré. Ce signe, ainsi que les sceaux de l’Intelligence (ange protecteur) et du Génie (esprit planétaire), servent de symboles graphiques résumant le pouvoir du carré.

3.1. Le carré de Saturne (3×3)

Le carré de Saturne est le plus célèbre et sans doute le plus ancien. Il s’agit d’un carré de 3 cases sur 3, contenant les nombres de 1 à 9. Sa constante magique est 15, puisque 1+5+9 = 15 sur chaque colonne, et de même pour chaque ligne et diagonale. La somme de tous les nombres du carré donne 45 (ce qui correspond aussi à 15×3). Agrippa présente Saturne comme la « première table » et note que quelles que soient la ligne ou la colonne choisie, l’addition des trois nombres donne invariablement quinze. Ce petit carré parfait (représenté par le motif du Lo Shu chinois) est associé aux qualités traditionnelles de Saturne : le temps, la sagesse austère, la restriction mais aussi la protection contre le mal. Dans la magie de la Renaissance, Saturne est une planète ambivalente, considérée comme maléfique si mal aspectée, mais pouvant être bénéfique lorsqu’on la maîtrise.

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Du carré de Saturne sont tirés le sceau de Saturne (un symbole géométrique abstrait représentant l’esprit de Saturne) et le caractère de Saturne, que l’on peut graver sur un talisman. Agrippa indique que de ce carré se déduisent des noms divins et angéliques, dont un ange (l’Intelligence Agiel) pour le bien et un démon (le Génie Zazel) pour le mal, chacun associé à la somme totale 45.

Le carré de Saturne était traditionnellement gravé sur une plaque de plomb (métal saturnien) lors d’une heure de Saturne favorable. Employé correctement, il servait de talisman de protection et de stabilité ; il pouvait éloigner les influences néfastes, repousser les ennemis ou les esprits malins, et conférer la sagesse contemplative propre à Saturne. En revanche, si on l’activait sous une conjoncture astrologique défavorable, on disait qu’il pouvait provoquer l’effet inverse (discordes, obstacles et malédictions).

3.2. Le carré de Jupiter (4×4)

Le carré de Jupiter est un carré d’ordre 4, comportant donc 4 lignes et 4 colonnes de chiffres. Il renferme les nombres de 1 à 16 et possède une constante magique de 34. En d’autres termes, chaque rangée verticale ou horizontale additionnée donne 34, et la somme de tous les nombres du carré vaut 136. Agrippa le décrit comme « un carré contenant seize nombres [...] dont l’addition dans chaque registre est de trente-quatre, et la somme totale de cent trente-six ». Dans la symbolique astrologique, Jupiter est la planète de l’expansion, de la bienveillance et de la prospérité. Son carré magique reflète ces attributs par un ordre supérieur au carré de Saturne, signe d’une puissance plus expansive.

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Le carré de Jupiter génère lui aussi un caractère propre à la planète et des sceaux associés à son Intelligence et à son Génie. Les noms hébreux de l’ange Yophiel et de l’esprit Hismael de Jupiter ont chacun pour valeur numérique 136, égalant la somme totale du carré. On peut tracer le sceau de Jupiter en reliant les cases du carré selon une séquence donnée, ce sceau étant ensuite gravé sur des talismans jupitériens.

Traditionnellement, on fabrique le talisman de Jupiter en gravant son carré sur de l’étain (métal attribué à Jupiter), de préférence un jeudi à l’heure de Jupiter, lorsque la planète est astrologiquement « fortunée ». Ce talisman est réputé attirer la chance, la richesse et la faveur divine. Les mages de la Renaissance voyaient en Jupiter un astre bénéfique : son carré devait apporter succès, honneurs, santé et paix intérieure à celui qui le porte, en canalisant la « grande fortune » que Jupiter gouverne.

3.3. Le carré de Mars (5×5)

Le carré de Mars est un carré d’ordre 5, comprenant 25 cases remplies par les nombres de 1 à 25. Sa constante magique est 65 : chaque ligne, chaque colonne et chaque diagonale principale somme à 65, et l’ensemble des nombres additionnés donne 325. Agrippa indique à son sujet : «C’est un carré de vingt-cinq chiffres […] leur total par colonne ou registre est de soixante-cinq, leur somme totale trois cent vingt-cinq ». Mars étant la planète de la guerre, de la vigueur et du fer, son carré magique est associé à la force, au courage et à la protection dans les conflits.

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On extrait du carré de Mars un caractère du Marteau ou du Bouclier (symbolisant l’énergie martienne) ainsi que le sceau de l’intelligence Graphiel et celui du génie Barzabel, entités spirituelles liées à Mars. Ces symboles sont gravés aux côtés du carré sur les amulettes martiales.

Talisman historique gravé du carré magique de Mars (5×5) au verso. Source : Museum of Witchcraft and Magic

Le talisman de Mars se grave sur du fer ou de l’acier (métal martien) un mardi (jour de Mars) en temps propice. Son but est d’armer symboliquement son porteur : on croyait qu’il conférait courage au combat, victoire sur les ennemis et protection contre les agressions. Un exemple saisissant nous en est parvenu : un talisman du 17ème siècle retrouvé en Angleterre présente sur une face le carré de Mars minutieusement inscrit, et sur l’autre face le sceau de Mars entouré de divers noms spirituels. Ce petit objet de métal, sans doute porté par un soldat ou un voyageur, illustre concrètement la foi placée dans le carré de Mars comme amulette protectrice.

3.4. Le carré du Soleil (6×6)

Le carré du Soleil est un carré d’ordre 6, contenant les nombres de 1 à 36. Il est remarquable par sa constante magique de 111 : en effet, six nombres par ligne forment un total de 111, et la somme de tous les éléments du carré vaut 666. Agrippa décrit ce carré solaire en notant que « ces nombres additionnés verticalement ou horizontalement donnent cent onze et leur somme totale est de six cent soixante-six ». Le nombre 6 (taille du carré) est lié au Soleil car il représente l’équilibre et l’harmonie au centre des sept astres (le Soleil étant au milieu des planètes traditionnelles). De plus, le chiffre 666 évoque dans la symbolique chrétienne la perfection de la Création en 6 jours, avant qu’il ne soit plus tard associé à d’autres connotations.

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Le carré du Soleil fournit le sceau du Soleil (parfois appelé sceau de Sorath du nom de l’esprit solaire) et le caractère solaire, représenté par un cercle contenant une croix rayonnante. Les noms attribués au Soleil incluent l’Intelligence Nachiel (valeur 111) et le Génie Sorath (valeur 666) entre autres.

Gravé sur de l’or pur (métal du Soleil) un dimanche au lever du Soleil, le carré solaire est un talisman de gloire, de vitalité et de succès. Il renforce la vitalité physique et spirituelle, apporte réussite dans les entreprises et protège contre la dépression ou l’obscurité intérieure.

3.5. Le carré de Vénus (7×7)

Le carré de Vénus est un carré d’ordre 7, comportant 49 cases contenant les nombres de 1 à 49. Sa constante magique vaut 175 : chaque série de 7 nombres alignés donne 175, et la somme de tous les nombres du carré est 1225 (c’est-à-dire 175×7). Agrippa le présente comme « la cinquième table, celle de Vénus : 49 nombres […] leur addition par colonne ou registre donne cent soixante-quinze, la somme totale en est mille deux cent vingt-cinq ». Vénus, planète de l’amour, de la beauté et de l’harmonie, se voit attribuer un carré magique plus complexe, mais à l’équilibre toujours parfait.

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On en déduit le sceau de Vénus (qui prend la forme d’un entrelacs gracieux) et le caractère de Vénus, ainsi que des noms sacrés comme l’ange Hagiel et le génie Kedemel, dont les valeurs numériques correspondent à 49 et 175 respectivement. 

Le carré de Vénus, gravé sur du cuivre (métal vénusien) un vendredi à l’heure de Vénus, sert de talisman pour l’amour, la concorde et la créativité. Les praticiens de la magie lui attribut le pouvoir d'attirer l’affection et la bienveillance des autres, de stimuler la beauté et l’inspiration artistique, ou encore d'apaiser les querelles. Porter sur soi ce carré (ou son sceau) améliore le charme personnel et favoriser l’harmonie dans le foyer.

3.6. Le carré de Mercure (8×8)

Le carré de Mercure est un carré d’ordre 8, comprenant 64 cases occupées par les nombres de 1 à 64. Il a pour constante magique 260, car chaque rangée de 8 nombres totalise 260, la somme de tous les nombres étant 2080 (c’est-à-dire 260×8). Agrippa note à son propos : « la sixième table est celle de Mercure consacrée au nombre huit : c’est un carré […] les nombres qui y figurent additionnés par colonne ou par registre donnent deux cent soixante, leur total est de deux mille quatre-vingts ». Mercure, planète de l’intelligence, de la communication et du mouvement, se voit associé le plus grand carré après la Lune, reflétant l’agilité mentale et la complexité de ce messager des dieux.

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Du carré de Mercure découlent un symbole spécifique (le sceau de Mercure, parfois figuré par une forme rappelant le caducée ou l’écriture rapide) et le caractère de Mercure. Agrippa indique que les noms de son Intelligence Tiriel (valeur 260) et de son Génie Taphthartharath (valeur 2080) correspondent exactement aux sommes caractérisant le carré.

Un talisman mercurien était gravé sur du métal liquide vif-argent (Mercure) ou sur un alliage/papier consacré, le mercredi (jour de Mercure). On lui attribuait le pouvoir d’augmenter la mémoire, l’éloquence, la ruse et la rapidité. Un étudiant, un marchand ou un voyageur pouvaient par exemple porter le carré de Mercure pour favoriser la réussite aux examens, le succès commercial ou la protection lors des déplacements, Mercure étant le patron des voyageurs. Ce carré était aussi utilisé pour faciliter la divination et les rêves prophétiques, en raison de l’aspect psychopompe de Mercure capable de circuler entre les mondes.

3.7. Le carré de la Lune (9×9)

Le carré de la Lune est le dernier de la série : un carré d’ordre& 9, formé de 81 cases contenant les nombres de 1 à 81. Sa constante magique est 369, c’est-à-dire que chaque ligne ou colonne donne 369, et la somme de tous les nombres du carré atteint 3321 (369×9). Agrippa le décrit ainsi : « la septième table est celle de la Lune : c’est un carré basé sur l’ennéade (9) divisé en quatre-vingt-une cases […] les nombres, additionnés par colonne ou registre, donnent trois cent soixante-neuf ; leur somme est de trois mille trois cent vingt-et-un ». La Lune, astre du changement, de l’imagination et des émotions, se voit associée le carré le plus étendu, reflet de sa nature englobant tous les flux (comme les 81 aspects possibles de la personnalité, pourrait-on dire symboliquement).

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On tire du carré lunaire le sceau de la Lune (un symbole en forme de figure géométrique complexe ou de sigil doux) et le caractère lunaire. Les noms sacrés alignés sur la Lune incluent par exemple l’Intelligence Malka betharsith et le Génie Chasmodai (ou Hasmoday), dont la valeur numérale correspond aux nombres clés du carré lunaire (on retrouve 9, 81, 369 dans certaines combinaisons des lettres hébraïques).

Le talisman de la Lune se grave sur de l’argent pur (métal lunaire) un lundi, idéalement lors d’une nuit de pleine lune. Il est utilisé pour la protection des voyages nocturnes, la croissance spirituelle, les rêves et la réceptivité psychique. On dit qu’il aide à développer l’intuition, favorise la fertilité (la Lune étant liée aux cycles féminins et à la germination des plantes) et protège contre les influences lunatiques dangereuses telles que la folie ou les enchantements. En portant ou en déposant le carré de la Lune, le pratiquant cherche à capter les bienfaits changeants de l’astre nocturne tout en se prémunissant de son instabilité.

4. Talismans et pratiques avec les carrés magiques

Les carrés magiques planétaires, tels que systématisés par Agrippa, ont été largement utilisés dans la talismanie de la Renaissance et des siècles suivants. Les mages concevaient ces carrés comme des condensateurs d’influences astrales : en les inscrivant sur des supports matériels adéquats et en les consacrant rituellement, ils espéraient capter la « vertu » de la planète correspondante et la diriger vers un objectif précis. Concrètement, la fabrication d’un talisman planétaire suivait tout un protocole : il fallait choisir le bon moment astrologique (par exemple, que la planète soit dominante dans le ciel, non affligée d’aspects négatifs), utiliser le métal ou le matériau associé (plomb pour Saturne, étain pour Jupiter, fer pour Mars, or pour le Soleil, cuivre pour Vénus, mercure2 pour Mercure, argent pour la Lune), et parfois écrire également les noms sacrés ou tracer les sceaux dérivés du carré. Une fois le carré gravé ou écrit, le talisman était consacré par des prières, des encens et des formules appropriées, afin de “fixer” l’influence planétaire dans l’objet.

Les utilisations rituelles pouvaient varier : certains talismans étaient portés sur soi comme amulette personnelle, d’autres placés dans la maison ou sur l’autel lors de cérémonies astrologiques. On pouvait porter le carré de Jupiter autour du cou pour attirer la prospérité, ou enterrer le carré de Saturne à l’entrée de sa propriété pour en sceller la protection. De nombreux grimoires et manuscrits de magie pratique du 16ème –17ème siècle reproduisent les instructions pour confectionner de tels objets. Le Petit Albert ou l’Heptaméron attribué à Pierre d’Abano (inspiré de traditions antérieures) mentionnent notamment les talismans planétaires comme moyens d’obtenir des faveurs des intelligences célestes.

Historiquement, quelques témoignages matériels de ces pratiques ont été retrouvés. Outre le talisman de Mars mentionné plus haut, on a retrouvé des carrés magiques gravés sur des bijoux ou des pendentifs. Dans l’Europe médiévale tardive, il était aussi d’usage d’inscrire un carré magique sur du parchemin avec des symboles religieux et de l’accrocher dans la maison comme protection domestique – une pratique que l’on retrouve également ailleurs, dans l’Arabie pré-islamique où l’on pendait des carrés magiques chez soi pour éloigner les esprits malins. Loin d’être confinés aux livres, les carrés d’Agrippa ont donc connu une vie active dans la culture populaire ésotérique. Ils circulaient parmi les alchimistes, les astrologues et même certains ecclésiastiques cultivés (qui voyaient en eux une forme de science des nombres donnée par Dieu). Bien sûr, leur usage était en général clandestin ou discret, car la frontière entre amulette pieuse et superstition blâmable était ténue. Néanmoins, ces carrés magiques ont perduré dans la pratique : on les retrouve jusque dans certains rituels de la Golden Dawn au 19ème siècle ou chez des occultistes du 20ème siècle, signe que leur réputation de puissance a traversé les âges.

5. Au-delà d’Agrippa

Agrippa a durablement marqué la tradition occidentale des carrés magiques planétaires, au point que ces carrés sont parfois appelés « kameas » dans l’ésotérisme (du terme hébreu pour « sceau »). Cependant, l’idée d’associer des carrés numériques à des influences supérieures existe dans de nombreuses cultures, indépendamment du système des sept planètes classiques.

En Chine, le petit carré Lo Shu mentionné plus haut a donné naissance à une riche symbolique numérologique. Il a inspiré le diagramme du He Tu et a été relié aux huit trigrammes du Yi Jing (Classique des changements). Dans le taoïsme et le feng shui, ce carré magique est considéré comme un modèle d’harmonie universelle : on le retrouve dans des amulettes, des dispositions architecturales (les plans de certaines tombes impériales ou temples sont conçus selon un carré 3×3 magique) et même dans l’organisation idéale de la maison pour canaliser le qi (énergie vitale). Il ne s’agit pas tant d’un outil rituel précis que d’un symbole cosmologique omniprésent, représentant l’équilibre parfait du yin et du yang à travers les chiffres. Encore aujourd’hui, en Chine et en Asie de l’Est, le motif du carré 3×3 avec la somme 15 est reconnu comme porteur de bon augure et d’ordre céleste.

En Inde et dans les traditions hindoues et bouddhiques, on retrouve également des carrés magiques sous forme de yantras. Un exemple connu est le Kubera Kolam, un carré 3×3 tracé à l’entrée des maisons en Inde du Sud, avec une disposition particulière de neuf chiffres dont la somme est 72 dans chaque direction – ce carré étant dédié au dieu de la richesse, Kubera, pour attirer la prospérité. Plus largement, les Navagraha Yantras (talismans des neuf planètes) intègrent parfois des carrés magiques : chaque planète de l’astrologie védique (incluant Rahu et Ketu, les nœuds lunaires) peut être représentée par un motif géométrique qui comporte un carré de nombres conjuratoires. Ainsi, la pratique d’utiliser des carrés de chiffres comme remèdes astrologiques (pour pacifier une planète maléfique ou renforcer une influence bénéfique) est documentée dans les textes sanskrits médiévaux et se poursuit dans l’astrologie populaire en Inde.

Le monde islamique et arabo-persan a, de son côté, développé une tradition ésotérique des carrés magiques qui s’est partiellement distinguée de la filiation européenne. Appelés wafq ou afaq, ces carrés peuvent contenir soit des chiffres, soit des lettres de l’alphabet arabe (utilisées en valeur numérique selon la abjad). Par exemple, un carré 4×4 très répandu inscrivait le mot arabe B U D U H (correspondant aux nombres 2-6-4-5 en abjad) de manière à avoir la constante 18, et était considéré comme un puissant talisman de protection dans la magie islamique. Des maîtres soufis, tels qu’al-Būnī mentionné précédemment, ou encore les auteurs de grimoires ottomans, ont utilisé ces carrés dans des buts variés : protection contre le ʿayn (mauvais œil), guérison de maladies, réussite aux examens de récitation du Coran,... On retrouvait parfois ces carrés insérés dans des talismanes-calligraphies, mêlés à des versets du Coran, afin d’en décupler l’efficacité spirituelle. Cette tradition parallèle montre que le carré magique, en tant que concept, transcende les frontières religieuses : il peut aussi bien s’intégrer dans un cadre monothéiste (comme support de la parole divine chiffrée) que païen ou ésotérique.

Façade Passion de la Sagrada Família. Source : Vacatis

Enfin, dans la culture occidentale moderne, les carrés magiques continuent d’apparaître occasionnellement comme symboles ou clins d’œil ésotériques. Le célèbre architecte Antoni Gaudí a inclus un carré magique 4×4 sur la façade de la Passion de la Sagrada Família à Barcelone (constante 33, symbolisant l’âge du Christ). Bien que ce carré particulier ne soit pas directement lié aux planètes d’Agrippa, son intégration dans une basilique montre comment l’idée du carré magique a imprégné l’imaginaire collectif comme signe d’ordre et de mystère. De nos jours, on trouve des carrés magiques dans des œuvres littéraires, des jeux mathématiques ou des contenus « new age », et les occultistes contemporains s’intéressent toujours aux kameas planétaires d’Agrippa, que ce soit dans la magie cérémonielle, l’astrologie kabbalistique ou la sorcellerie éclectique. La persistance de ces carrés à travers le temps et l’espace témoigne de leur portée universelle : nés d’un simple jeu de nombres, ils se sont transformés en un puissant symbole de la quête humaine d’harmonie entre le ciel, les nombres et la vie terrestre.

Les carrés magiques d’Agrippa représentent ainsi un fascinant carrefour entre la science des nombres et la spiritualité de la Renaissance. Pédagogiques par leur simplicité arithmétique, poétiques par leur symétrie, et mystiques par les croyances qu’ils ont engendrées, ils ont éveillé la curiosité des débutants tout en défiant l’analyse des érudits. Qu’on les aborde comme un passe-temps mathématique ou comme un héritage ésotérique, ces carrés demeurent un témoignage de la conviction ancienne que le nombre est la langue secrète de l’Univers.


Notes :

1 À l’époque d’Agrippa, on ne connaît que sept astres « planétaires » influençant la Terre : cinq planètes au sens astronomique (Saturne, Jupiter, Mars, Vénus, Mercure) plus le Soleil et la Lune, souvent appelés “planètes” en astrologie ancienne.

2 Le mercure (vif-argent) étant liquide, certains talismans de Mercure étaient gravés sur un alliage métallique contenant du mercure ou sur un parchemin jaune/orangé censé représenter ce métal insaisissable.


Sources :

  • De Occulta Philosophia Libri Tres, Heinrich Cornelius Agrippa, 1531 (édition latine)

  • Three Books of Occult Philosophy, traduit par J.F., édité par Donald Tyson, Llewellyn Publications

  • A History of Magic, Witchcraft and the Occult, DK Publishing, 2020

  • The Magic Squares of the Planets in Occult Philosophy, Stephen Skinner, Golden Hoard Press

  • Les Sciences occultes dans la Renaissance, Frances A. Yates, Éditions Gallimard

  • La Kabbale et les sciences occultes, Gershom Scholem, Payot

  • Magical Squares: Their History and Use in Western Occultism, Journal of Esoteric Studies, Vol. 22, 2017

Olivier d'Aeternum
Par Olivier d'Aeternum

Pagan encore en formation, je tâche de vous faire découvrir la richesse des pratiques, rituels, sabbats, esbats, déités et bien d'autres en les "vulgarisant" car je sais que ce n'est pas facile de bien faire ou même de savoir faire. J'espère que mes articles vous aideront à vous connecter encore mieux au monde spirituel. Je vous parle de la Wicca bien sûr, mais j'aborde aussi toutes les spiritualités comme les types de magies, le Vaudou, les magies religieuses et plus encore. Bon voyage !

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