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Le gnosticisme, histoire d’un courant ésotérique antique

Le gnosticisme, histoire d’un courant ésotérique antique

AU SOMMAIRE...

 

Aux origines historiques du gnosticisme
Les textes et sources principales de la gnose
Concepts fondamentaux et doctrines centrales
Les courants et écoles gnostiques majeurs
Relations avec le christianisme primitif, le judaïsme et l’Empire romain
Réapparitions modernes et interprétations contemporaines


Et si le Dieu de la Bible n’était pas le vrai Dieu ? Et si le monde dans lequel nous vivons n’était qu’une prison créée par erreur – ou par orgueil – par une entité inférieure se faisant passer pour le Tout-Puissant ? Derrière ces idées radicales se trouve le gnosticisme, un courant spirituel apparu dans l’Antiquité, marginalisé, combattu, puis presque oublié. Pourtant, ses textes ressurgissent avec une puissance intacte. Ils parlent d’âme perdue, de connaissance interdite, de libération intérieure – autant de thèmes qui sont étonnamment très actuels... alors que ce courant est né au 2ème siècle. Explications.

Aux origines historiques du gnosticisme

Un contexte syncrétique dans l’Antiquité gréco-orientale

Les origines exactes du gnosticisme font l’objet de débats, car ce courant ne semble pas dériver d’une source unique, mais résulte plutôt d’un syncrétisme culturel et religieux assez complexe. Ce que l'on sait, c'est qu'il prend racine dans le riche terreau spirituel de l’Antiquité tardive, où se mêlent influences orientales et philosophies grecques. D’après certains historiens des religions, la gnose serait née d’un mélange de religions orientales et de philosophie grecque à l’époque hellénistique, c’est-à-dire après les conquêtes d’Alexandre le Grand au 4ème siècle av. J.-C. Cette hypothèse rejoint l’opinion exprimée dès le 3ème siècle par le théologien chrétien Hippolyte de Rome : selon lui, les doctrines gnostiques ne proviennent pas des Écritures sacrées, mais ont emprunté leurs idées à la pensée païenne grecque, aux mystères orientaux et aux spéculations astrologiques. En ce sens, le gnosticisme peut être vu comme l’héritier de courants philosophiques platoniciens (dualisme esprit/matière), teinté de mythologies orientales (idées perse ou babyloniennes de combat entre Lumière et Ténèbres) et de motifs religieux égyptiens ou mésopotamiens.

Parallèlement, d’autres chercheurs soulignent le rôle du judaïsme hellénistique et du christianisme primitif dans l’émergence de la gnose. En effet, c’est dans le contexte troublé de la fin du 1er siècle – après la destruction du Temple de Jérusalem en 70 apr. J.-C. – qu’une crise profonde secoue les communautés judéo-chrétiennes. De nombreux groupes dissidents apparaissent alors, mêlant traditions juives et nouvelles spéculations : on voit émerger des sectes hétérodoxes (comprendre par-là des groupes minoritaires et dissidents) qui seront plus tard qualifiées de « gnostiques », telles que celles associées à des figures comme Simon le Magicien, Ménandre de Samarie, Cérinthe, Saturnin d’Antioche, ou encore les groupes dits des séthiens, des barbéliotes, des disciples de Carpocrate ou de Basilide. Ces mouvances judéo-chrétiennes radicales cherchent à réinterpréter la Genèse et la théologie biblique à la lumière d’une révélation ésotérique : elles voient dans la chute d’Adam et Ève non le péché originel, mais le symbole de l’âme divine tombée dans la matière, et dans le serpent de l’Éden un messager salvateur plutôt qu’un tentateur. Les historiens estiment ainsi que le gnosticisme, en tant que courant dualiste structuré, a pu naître entre& 70 et 140 apr. J.-C. au sein de ces milieux judéo-chrétiens marginaux en crise.

Cette double origine – gréco-orientale d’une part, judéo-chrétienne de l’autre – explique la diversité des mythes gnostiques et la difficulté à tracer une genèse linéaire du mouvement. Plutôt que d’être une « grande nébuleuse » uniforme d’idées anticosmiques et dualistes, la gnose antique apparaît comme un ensemble de croyances enracinées dans la société de l’Antiquité tardive, partageant des tendances communes (rejet du monde matériel, quête de salut par la connaissance,...) mais présentant chacune des traits spécifiques. En tout état de cause, c’est dans les grands centres intellectuels du monde gréco-romain – notamment la province romaine d’Égypte (Alexandrie) et d’Asie Mineure (Syrie, Anatolie) – que le gnosticisme prit forme et s’épanouit à partir du début du 2ème siècle.

Aux marges du judaïsme et du christianisme naissant

Du point de vue des religions établies de l’époque, la gnose se présente comme un courant dissident, développant une vision du divin en rupture avec le monothéisme classique. Les penseurs juifs et chrétiens orthodoxes ont perçu dans l’enseignement gnostique une menace hérétique. Ainsi, les rabbins mentionnent et condamnent dès le 2ème siècle la doctrine des « deux Puissances dans le Ciel », c’est-à-dire l’idée qu’il existerait deux principes divins suprêmes concurrents (conception totalement étrangère au judaïsme biblique). Cette réaction des sages juifs vise probablement des courants apparentés à la gnose, qu’ils amalgament aux premières sectes chrétiennes. En effet, aux yeux des docteurs de la Loi, affirmer l’existence d’un Dieu du Bien opposé au Dieu Créateur relevait d’une grave hérésie – qu’elle fût prêchée par des gnostiques ou par certains chrétiens dualistes.

Du côté du christianisme primitif, les interactions avec la gnose furent à la fois directes et complexes. Nombre de gnostiques se considéraient eux-mêmes comme chrétiens : ils vénéraient la figure de Jésus-Christ, mais en lui attribuant un rôle différent de celui que lui conférait l’Église naissante. Pour les gnostiques, Jésus était moins un rédempteur par son sacrifice que le Révélateur venu transmettre aux quelques élus la connaissance salvatrice cachée depuis la fondation du monde. Plusieurs mouvements gnostiques – tels que l’école de Valentin ou celle de Basilide – se développèrent au sein même des communautés chrétiennes du 2ème siècle, en particulier à Alexandrie et à Rome, avant d’en être exclus. L’historien de la religion David Brakke rappelle que, selon la tradition ecclésiastique, le gnosticisme aurait sérieusement menacé l’unité de l’Église primitive, qui s’est construite en grande partie en réaction contre ces doctrines jugées déviantes. La lutte contre la gnose a ainsi contribué à façonner la « Grande Église » catholique naissante, en l’obligeant à préciser son dogme (l’affirmation d’un Dieu unique à la fois créateur et bon, contre le dualisme gnostique) et à définir le canon des Écritures autorisées, excluant les évangiles et révélations gnostiques.

Les textes et sources principales de la gnose

Pendant des siècles, la connaissance que l’on avait du gnosticisme provenait essentiellement des ouvrages rédigés contre celui-ci par ses adversaires chrétiens. Les Pères de l’Église – en particulier saint Irénée de Lyon au 2ème siècle, puis Hippolyte de Rome, Tertullien de Carthage, Origène d’Alexandrie ou Épiphane de Salamine – ont laissé de volumineux traités réfutant point par point les « erreurs » des gnostiques. À travers leurs Adversus haereses (« Contre les hérésies »), ils nous ont transmis un aperçu (partial et souvent polémique par nature) des mythes et doctrines gnostiques. Ces témoignages de seconde main ont longtemps constitué la principale source d’information sur la gnose antique. Ils étaient toutefois rédigés dans une optique apologétique, caricaturant parfois les positions opposées ; de plus, ils ne citaient que des extraits des évangiles ou traités gnostiques originaux, sans toujours les reproduire en entier.

Il a fallu attendre le 19ème et surtout le 20ème siècle pour que soient exhumés des textes gnostiques originaux, bouleversant notre compréhension de ce courant. Un premier tournant survint en 1896, lorsque des paysans égyptiens mirent au jour près d’Akhmîm un ensemble de parchemins qui furent vendus à des antiquaires. Dans ce lot figurait notamment un exemplaire de l’Évangile de Marie (écrit attribué à Marie de Magdala), un Livre secret de Jean (aussi appelé Apocryphon de Jean) et une Sagesse de Jésus-Christ – trois traités gnostiques en langue copte qui témoignaient d’une tradition jusque-là presque inconnue. Quelques décennies plus tard, en décembre 1945, une découverte encore plus décisive eut lieu : près du village de Nag Hammadi en Haute-Égypte, des paysans trouvèrent une jarre scellée contenant treize codex de papyrus. Ces manuscrits, datant du 4ème siècle (mais recopiant des œuvres probablement composées entre le 1er et le 3ème siècle), renfermaient 52 traités appartenant à diverses écoles gnostiques. Parmi eux figurent des écrits jusque-là perdus ou seulement connus par les critiques qu’en avaient fait les Pères de l’Église : l’Évangile selon Thomas, recueil de paroles attribuées à Jésus distinct du Nouveau Testament ; l’Évangile de la Vérité (sans doute d’origine valentinienne) ; l’Apocalypse d’Adam ; le Livre des secrets de Jean précédemment mentionné ; ou encore des textes proprement gnostiques comme le Dialogue du Sauveur, l’Hypostase des Archontes, et d'autres encore. Cette bibliothèque de Nag Hammadi contient également des œuvres d’inspiration chrétienne plus classique (telles des épîtres apocryphes) et même des écrits apparentés à l’hermétisme. Elle constitue un véritable instantané de la pensée gnostique en Égypte vers le 4ème siècle. Les spécialistes soulignent toutefois que les textes gnostiques ont souvent circulé sous forme de recueils mouvants, compilés et remaniés au fil du temps : la « photographie » fournie par Nag Hammadi correspond à l’état de ces traditions à une date donnée, et non à une forme figée pour toute leur histoire.

Outre les codex de Nag Hammadi, d’autres manuscrits isolés ont enrichi le corpus gnostique disponible. L’Évangile de Judas, – un texte sans doute séthien où l’apôtre Judas Iscariote est réhabilité comme le disciple le plus éclairé – a été retrouvé dans les années 1970 (codex Tchacos) et publié en 2006. De même, un important manuscrit copte, le Codex Askewianus, acquis par le British Museum dès 1785, contenait un long traité gnostique intitulé Pistis Sophia. Cet ouvrage, rédigé probablement au 3ème siècle, met en scène un dialogue ésotérique de Jésus ressuscité avec ses disciples, au cours duquel il révèle les arcanes de l’univers et du salut, notamment le mythe de la déchéance puis de la réhabilitation de la figure de Sophia (la Sagesse). La Pistis Sophia a été traduite et publiée à la fin du 19ème siècle, offrant un rare témoignage direct sur la doctrine d’une école gnostique d’influence chrétienne et probablement valentinienne.

Ainsi, la documentation dont nous disposons aujourd’hui sur le gnosticisme est double : d’une part les écrits polémiques des théologiens chrétiens qui l’ont combattu (source indispensable pour connaître certaines sectes dont les propres textes n’ont pas survécu), et d’autre part un ensemble désormais riche de textes gnostiques authentiques, récupérés en traduction copte (et pour certains fragments, en grec). Parmi ces derniers, on peut citer à titre d’illustration : l’Évangile selon Thomas, l’Évangile de Philippe, l’Évangile de Marie, l’Apocryphon de Jean, le Traité Tripartite, le Livre sacré du Grand Esprit Invisible (aussi appelé Évangile des Égyptiens dans la bibliothèque de Nag Hammadi), l’Hypostase des Archontes, les Apocalypses de Jacques, sans oublier des écrits plus philosophiques comme le Poème de la Perle attribué aux actes de Thomas, ou le Thunder, Perfect Mind (un monologue allégorique de la Sagesse divine).

Concepts fondamentaux et doctrines centrales

Un dualisme radical entre Dieu et le monde

Au cœur de toutes les doctrines gnostiques antiques se trouve un dualisme métaphysique radical. Les gnostiques postulent l’existence de deux niveaux de réalité absolument hétérogènes : d’une part le monde divin suprême, immatériel et parfait, et d’autre part le monde matériel inférieur, entaché de mal. Ils enseignent qu’au principe de l’univers se trouvent deux entités divines distinctes : le Vrai Dieu d’une part, principe du Bien, totalement transcendant, invisible et inconnaissable, et de l’autre un démiurge malfaisant, créateur de l’univers matériel. Selon le mythe gnostique, un drame primordial a introduit cette césure dans le divin : il est question d’une faute ou d’une chute survenue avant la création du monde, par laquelle une portion du divin s’est égarée en dehors de la Plénitude céleste. Cette faute originelle – symbolisée par la mésaventure de Sophia (la Sagesse) – engendre une émanation inférieure, imparfaite : le Démiurge. Coupé du Dieu suprême dont il ignore jusqu’à l’existence, ce Démiurge arrogant entreprend de créer ex nihilo son propre univers, qu’il organise à sa guise en croyant être le seul Dieu. Le monde matériel, dans lequel nous vivons, est ainsi expliqué par les gnostiques comme l’œuvre d’un démiurge imparfait, reflet dégradé et caricature du véritable monde spirituel.

Le gnosticisme, histoire d’un courant ésotérique antique

Représentation du Démiurge Ialdabaoth. Source

La cosmologie gnostique décrit en détail la structure de ces deux niveaux de réalité. Le domaine divin supérieur est appelé Plérôme (du grec plērōma, « plénitude »). Il s’agit de la pleine totalité de l’Être divin, comprenant le Dieu suprême et l’ensemble de ses émanations, appelées Éons. Les Éons sont des entités divines qui procèdent du Dieu inconnaissable par paires (syzygies) masculine/féminine et incarnent chacune un aspect de la perfection (Vérité, Sagesse, Vie, Intelligence,...). C’est la plus jeune de ces émanations, Sophia (la Sagesse), qui, dans de nombreux systèmes, est à l’origine du désordre : soit par vanité (désir orgueilleux d’engendrer seule, sans son principe mâle), soit par passion mal orientée (amour pour le reflet illusoire du Dieu suprême), Sophia transgresse l’harmonie du Plérôme. De son acte inconsidéré naît un être informe et monstrueux, Ialdabaoth, premier archonte du monde inférieur, c’est-à-dire chef des puissances déchues. Sophia, prise de remords, cache cet être en-dehors du Plérôme, derrière un voile qui devient la limite entre le monde spirituel et le monde matériel – ce voile formant en quelque sorte le ciel au-dessous du Plérôme. Ialdabaoth, exilé dans les ténèbres hors de la Plénitude, se prend alors pour Dieu ; entouré d’une cohorte d’Archontes qu’il a engendrés (lesquels président aux sept planètes ou aux douze signes du zodiaque, selon des motifs astrothéologiques), il façonne l’univers matériel et l’humanité. Ignorant tout de la sphère céleste supérieure, Ialdabaoth déclare orgueilleusement : « Il n’y a pas d’autre dieu que moi » – parole d’arrogance que les gnostiques identifient à la fameuse proclamation du Dieu biblique dans le Livre d’Isaïe. Pour les adeptes de la gnose, cette scène mythique révèle la véritable identité du Dieu de l’Ancien Testament : non pas le Principe suprême, mais un démiurge usurpateur, aveuglé par son ignorance et sa haine de la Lumière.

Les gnostiques décrivent donc la condition humaine comme le résultat de ce drame cosmique. L’être humain est conçu à l’image de l’Adam façonné par le Démiurge et ses Archontes : une créature matérielle imparfaite, soumise à la fatalité astrale et aux souffrances du monde corruptible. Cependant – et c’est là un point capital – l’âme humaine renferme une étincelle de divinité : une parcelle de la Lumière du Plérôme, venue d’En-Haut. Selon le mythe, cette étincelle divine s’est introduite en Adam presque malgré le Démiurge : dans certains récits séthiens, le véritable Dieu incite Ialdabaoth à souffler un esprit de vie dans l’homme, ce qui permet à une âme lumineuse d’entrer en Adam. Horrifiés de cette intrusion du Bien dans leur création, les Archontes tentent d’emprisonner l’esprit d’Adam dans la matière de l’Éden, et vont jusqu’à lui interdire l’accès à l’arbre de la connaissance. Mais les puissances célestes, compatissantes, envoient alors un messager pour éveiller le premier homme : sous la forme d’un Serpent, le Sauveur d’En-Haut incite Adam et Ève à goûter au fruit défendu qui contient la gnose et la vie. Cette relecture audacieuse du récit de la Genèse – où la faute originelle se renverse en acte de libération – illustre parfaitement le renversement de perspective gnostique : ce que le monde appelle Bien (l’obéissance au Créateur) est en réalité le mal, et ce qu’il appelle Mal (la désobéissance émancipatrice) est un bienfait divin.

Salut par la connaissance et élection spirituelle

Dans la vision gnostique, le problème fondamental n’est pas moral (il ne s’agit pas avant tout du péché), mais ontologique : c’est l’ignorance (agnôsia) qui tient l’âme en esclavage dans le monde inférieur. Par ignorance de sa véritable origine, l’étincelle divine en l’homme s’identifie à tort à son enveloppe charnelle corruptible. Le salut de l’âme consiste donc à prendre conscience de sa noble provenance et à se souvenir qu’elle n’appartient pas à ce monde. Cette illumination intérieure vient de la gnose : une connaissance révélée des mystères divins. Il ne s’agit pas d’un savoir intellectuel accessible à tous, mais d’une révélation ésotérique transmise par un messager divin (comme le Christ) et comprise seulement par ceux qui sont « réveillés ». Cette connaissance salvatrice implique notamment de comprendre la véritable structure du cosmos (la division entre le Plérôme de Lumière et le monde de Ténèbres) et le drame qui s’y joue, de connaître l’origine céleste de l’âme et le chemin pour retourner vers le Dieu suprême. Elle s’acquiert par un enseignement initiatique et par une expérience personnelle, décrite comme une succession d’illuminations intérieures.

Une conséquence de cette doctrine est l’idée d’une humanité divisée en catégories spirituelles inégales. Puisque seule une élite reçoit la gnose, les gnostiques estiment que tous les êtres humains ne sont pas également capables d’atteindre le salut. Dans certains systèmes (notamment chez les valentiniens), on distingue ainsi les hommes “pneumatiques” (spirituels), porteurs de l’étincelle divine et prédestinés à la rédemption via la gnose ; les “psychiques” (animiques), croyants sincères mais n’ayant qu’une foi intermédiaire, capables tout au plus d’une forme de salut inférieur par la foi morale ; et enfin les “hyliques” (matériels), masse d’êtres totalement tournés vers la matière, dépourvus d’âme éveillable et voués à la perdition finale. Seule l’élite spirituelle – les pneumatiques – est appelée à s’unir à Dieu après la mort grâce à la connaissance. Cette conception élitiste, qui oppose les « élus » éclairés au commun ignorant, est récurrente dans la gnose. Toutefois, les textes gnostiques insistent sur la grâce du Dieu transcendant qui envoie des Sauveurs pour secourir l’élément divin exilé. La gnose n’est pas considérée comme un savoir accessible par un effort humain ordinaire, mais comme une révélation conférée par le Christ ou d’autres émissaires divins, à travers des symboles, des visions ou des paroles voilées.

Sur le plan éthique et rituel, les doctrines gnostiques ont mené à des attitudes divergentes selon les écoles, mais toujours en lien avec le mépris du monde matériel. La plupart des sectes préconisaient une forme d’ascétisme rigoureux (encratisme) : puisque le corps et la matière sont l’œuvre du Démiurge, il convient de s’en détacher autant que possible. De nombreux gnostiques prônaient ainsi l’abstinence sexuelle (pour ne pas engendrer de nouveaux êtres prisonniers de la chair), le végétarisme ou le jeûne, et une vie frugale tournée vers la contemplation du divin intérieur. Cependant, quelques groupes minoritaires adoptèrent la posture inverse, dite “antinomiste” ou libertine : estimant que les lois morales du monde sont sans valeur aux yeux du vrai Dieu, ils s’autorisaient à transgresser les interdits (y compris sexuels ou alimentaires) pour démontrer leur mépris de la matière. Des auteurs anciens ont ainsi accusé certaines sectes (comme celle de Carpocrate) de pratiques immorales délibérées, bien que ces récits soient possiblement exagérés par la polémique.

Les courants et écoles gnostiques majeurs

Malgré l’unité de perspective générale que l'on vient de décrire, le gnosticisme antique ne forme pas une Église unifiée, mais se décline en de nombreux courants et “écoles” distincts. Les hérésiologues chrétiens puis les historiens modernes ont attribué des noms conventionnels à ces divers groupes, en se fondant soit sur le nom de leur fondateur, soit sur une figure théologique qui leur est propre. Il faut rester prudent, car certaines de ces sectes ne nous sont connues que par des témoignages hostiles et leur existence historique effective est parfois incertaine. Néanmoins, on peut présenter les principaux courants gnostiques identifiés à l’époque antique.

Le valentinisme

Il s’agit sans doute de l’école gnostique la plus influente et la mieux connue, fondée par Valentin (ou Valentinus) vers le milieu du 2ème siècle. Né en Égypte et formé à Alexandrie, Valentin enseigna à Rome entre environ 135 et 160 apr. J.-C. ; il serait même devenu un candidat sérieux à l’épiscopat romain avant que ses doctrines ésotériques ne le fassent exclure de l’Église. Le valentinisme propose une mythologie élaborée : le Plérôme y comprend 30 éons organisés en syzygies, et la chute de l’éon Sophia engendre une rupture qui aboutit à la formation en-dehors du Plérôme d’un démiurge nommé Ialdabaoth. La matière est pour les valentiniens le produit de l’erreur de Sophia, et le Christ est venu sauver la création en apportant la gnose. Valentin et ses disciples (tels Ptolémée, Héracléon ou Théodote) ont élaboré un système théologique fin, en dialogue avec la théologie chrétienne : ils n’écartaient pas les Écritures ni la figure de Jésus, mais les interprétaient de manière radicalement allégorique, y lisant un sens caché accessible aux seuls initiés. L’Évangile de la Vérité, retrouvé à Nag Hammadi, est un exemple probable de sermon valentinien, de même que l’Évangile de Philippe. La secte valentinienne semble s’être subdivisée en courants « oriental » et « occidental » après la mort de Valentin. Malgré les violentes attaques des Pères de l’Église (Tertullien composa un traité entier Contre les valentiniens), l’influence de Valentin fut telle que son école perdura au moins jusqu’au ème4 siècle.

Le séthianisme

C’est le nom donné par les chercheurs modernes à un courant gnostique sans doute parmi les plus anciens, centré sur la figure biblique de Seth (troisième fils d’Adam et Ève). Les « séthiens » se disaient descendants spirituels de Seth, qu’ils considéraient comme le père d’une lignée d’âmes élues, étrangère au Dieu créateur. Le séthianisme est qualifié d’« hypothétique » par certains historiens, car il nous est surtout connu par des textes anonymes de Nag Hammadi plutôt que par des auteurs identifiés. Néanmoins, des traités comme le Livre secret de Jean (Apocryphon de Jean), l’Hypostase des Archontes ou l’Évangile des Égyptiens (NH III) présentent un mythe gnostique très élaboré qui semble typique de ce courant : Sophia y joue un rôle central, Ialdabaoth y est nommé explicitement comme démiurge, et Seth y apparaît comme l’ancêtre des « races spirituelles » élues. Certains textes séthiens offrent une exégèse gnostique (nouvele analyse et interprétation) complète de la Genèse, où les personnages de l’Ancien Testament (Adam, Ève, le serpent) sont réinterprétés ésotériquement. D’après la tradition hérésiologique (études chrétiennes de ce qui relève de l'hérésie), la secte des séthiens aurait été fondée par des disciples de Simon le Magicien après la chute de Jérusalem en 70, mais cela reste conjectural. Quoi qu’il en soit, le séthianisme semble représenter un gnosticisme d’origine judéo-chrétienne, très anticosmique, dont les écrits mettent l’accent sur la révélation d’un Dieu inconnu et sur la dénonciation du Démiurge biblique.

Le basilidianisme

Fondé par Basilide d’Alexandrie, actif entre 125 et 155 apr. J.-C., ce courant fut florissant en Égypte au 2ème siècle. Basilide aurait écrit un évangile ésotérique et un traité en vingt-quatre livres (Exégètica) exposant sa doctrine. Sa cosmologie comportait l’idée de 365 cieux empilés (d’où le symbole du mot de passe « Abraxas », dont la valeur numérique est 365), et d’un Grand Archonte gouvernant le monde sublunaire sous l’autorité d’un Dieu suprême lointain. Basilide enseignait que ce Grand Archonte croyait être l’unique Dieu jusqu’à ce qu’il découvre l’existence du Dieu inconnu au-dessus de lui – thème gnostique classique. Sur le plan christologique, Basilide aurait professé une forme de docétisme (Christ n’ayant qu’une apparence humaine), allant jusqu’à dire que c’est Simon de Cyrène qui aurait été crucifié à la place de Jésus. Son fils Isidore lui succéda à la tête de l’école basilidienne. Bien que moins documentée que le valentinisme, la secte de Basilide a suffisamment marqué les esprits pour être réfutée en détail par Irénée et Hippolyte.

Le marcionisme

Marcion de Sinope (v. 85 – v. 160) est parfois rattaché au gnosticisme du fait de sa doctrine dualiste, bien qu’il forme un cas à part. Marcion était un prédicateur chrétien d’Asie Mineure qui vint à Rome vers 140 apr. J.-C. ; il enseigna que le Dieu aimant annoncé par Jésus était distinct du Dieu créateur de l’Ancien Testament, ce dernier étant à ses yeux un dieu inférieur, cruel et légaliste. Rejetant en bloc l’héritage juif, Marcion constitua le premier canon chrétien expurgé : il ne retenait que l’évangile de Luc (édité) et dix épîtres pauliniennes, excluant tout l’Ancien Testament. Condamné par l’Église de Rome, il fonda sa propre Église marcionite rivale, qui connut un grand succès à travers l’Empire aux 2ème – 3ème siècles. Si Marcion ne véhiculait pas de mythologie aussi élaborée que les gnostiques « classiques », son opposition tranchée entre le Dieu bon inconnu et le Démiurge créateur vengeur s’inscrit clairement dans le même sillage d’idées. Les auteurs chrétiens l’ont d’ailleurs souvent associé aux gnostiques et combattu de la même façon.

Les ophites et naassènes

Ces deux appellations (« ophites » du grec ophis, serpent ; « naassènes » de l’hébreu na’hash, serpent) désignent des groupes gnostiques honorant symboliquement le serpent de la Genèse comme agent de la révélation. Irénée et Origène mentionnent des « ophites » qui possédaient des diagrammes ésotériques représentant les mondes célestes, et qui pratiquaient des rites idolâtriques autour de serpents apprivoisés – bien qu’il soit difficile de distinguer le mythe de la réalité dans ces récits. Quoi qu’il en soit, le symbole du serpent salvateur est répandu dans la littérature gnostique (on l’a vu dans l’Hypostase des Archontes notamment), ce qui suggère l’existence de courants où ce thème était central. Les naassènes, de leur côté, sont connus par un long exposé qu’en fait Hippolyte : ils vénéraient toutes sortes de divinités (grecques, égyptiennes, babyloniennes) dans un syncrétisme complexe, voyaient dans le serpent un principe de sagesse, et célébraient des mystères liés à la désignation d’Ève comme « Prôneia » (la Providence). Il s’agit vraisemblablement d’un gnosticisme très ésotérique, opérant un brassage de multiples mythologies païennes autour du thème de la connaissance.

Le courant “libertin” de Carpocrate

Carpocrate d’Alexandrie (milieu du 2ème siècle) et son fils Épiphane représentent une tendance singulière du gnosticisme, accusée de prôner l’immoralité. Selon Irénée, les carpocratiens enseignaient que pour se libérer totalement des puissances cosmiques, l’âme devait avoir tout expérimenté (y compris les actes réputés péchés) afin de ne plus avoir à renaître. Ils pratiquaient le partage des femmes et d’autres formes de mise en commun extrême, ce qui a choqué leurs contemporains. Il est délicat de savoir quelle part de ces accusations relève de la réalité ou de la calomnie anti-hérétique. Quoi qu’il en soit, l’existence d’un courant gnostique prônant la transgression comme moyen de salut illustre la diversité des conclusions éthiques auxquelles pouvait mener l’anti-matérialisme radical de la gnose.

Le manichéisme

Fondé au 3ème siècle en Mésopotamie par le prophète Mani (216-276), le manichéisme est considéré comme un héritier tardif du gnosticisme – bien qu’il s’agisse d’une religion distincte, organisée de façon autonome. Mani se réclamait apôtre de Jésus Christ, mais également continuateur de Bouddha et de Zoroastre : sa doctrine syncrétique combine des éléments du christianisme, du bouddhisme, du zoroastrisme et d’autres traditions orientales. Le manichéisme reprend le dualisme absolu entre Lumière et Ténèbres : il conçoit l’existence de deux Principes coéternels en lutte depuis l’origine du temps – le Dieu de Lumière et le Principe du Mal. Au début, expliquait Mani, les deux royaumes (Lumière et Ténèbres) étaient séparés, mais une invasion des Ténèbres dans le domaine de la Lumière provoqua la création du monde matériel, où des particules de Lumière se trouvent piégées dans la matière. Le salut manichéen consiste à libérer progressivement ces éléments de Lumière par une vie ascétique extrême (strict végétarisme, chasteté, prière,...), menée idéalement par les « Élus » manichéens. Mani structura son Église avec une hiérarchie de maîtres et de disciples, et rédigea ses propres écrits sacrés. Le manichéisme se diffusa avec une rapidité remarquable du Moyen-Orient jusqu’en Chine et en Occident ; il prospéra pendant plusieurs siècles, malgré les persécutions acharnées dont il fut l’objet dans l’Empire romain comme en Perse. On qualifie de « gnostique » la vision manichéenne pour son dualisme et l’importance qu’elle accorde à la connaissance révélée (Mani se disait “Apôtre de la Lumière”). Toutefois, le manichéisme se distingue du gnosticisme classique en ce qu’il pose l’existence de deux Principes opposés de toute éternité (là où les gnostiques dérivent le mal d’une dégradation de la substance divine initiale). Il n’en reste pas moins que, dans l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge, les manichéens furent perçus par les chrétiens comme les continuateurs par excellence de la gnose : le terme même de “manichéen” a fini par devenir synonyme de dualiste outrancier.

Bien d’autres sectes gnostiques pourraient être mentionnées – les cainites (qui vénéraient les figures bibliques maudites comme Caïn ou Judas, voyant en elles les porteuses d’une vérité cachée), les perates, les barbélites,... –, mais leur historicité reste incertaine ou leur impact a été marginal. Les principaux courants décrits ci-dessus suffisent à donner une idée de la diversité interne du gnosticisme antique, diversité qui s’exprime autant dans les mythes et théologies que dans les pratiques et l’organisation des groupes.

Relations avec le christianisme primitif, le judaïsme et l’Empire romain

Face au christianisme : rivalité doctrinale et influences réciproques

Le gnosticisme s’est développé en parallèle du christianisme primitif et a puisé dans le fonds scripturaire et doctrinal chrétien tout en le réinterprétant radicalement. De nombreux gnostiques se considéraient comme les véritables chrétiens, détenteurs d’un enseignement secret de Jésus transmis discrètement aux plus spirituels de ses disciples.

Le gnosticisme, histoire d’un courant ésotérique antique

Séparation entre les mondes

Dans les premiers temps, la frontière entre christianisme et gnosticisme fut parfois floue. On sait que Valentin, avant de fonder son école séparée, enseignait au sein même de la communauté chrétienne de Rome. De même, Marcion était un membre important de l’Église de Rome avant son excommunication. Il a donc existé une période où l’Église “catholique” en formation et les groupes gnostiques coexistaient, dialoguaient et s’influençaient mutuellement. Les gnostiques ont emprunté aux Écritures chrétiennes bon nombre de leurs concepts (le Logos, le Père, le Sauveur, etc.), tout en les adaptant à leur vision dualiste. En retour, la présence des gnostiques a obligé l’Église à clarifier ses positions théologiques. Par exemple, l’insistance des gnostiques sur le Jésus pur esprit (ni né, ni souffrant réellement) a poussé la Grande Église à formuler plus nettement la doctrine de l’incarnation et de la réalité de la croix. De même, face à l’idée gnostique d’un Dieu suprême distinct du Créateur, les Pères ont souligné l’identité entre le Dieu de l’Ancien Testament et le Père de Jésus-Christ, insistant sur l’unité et la bonté de l’unique Dieu créateur.

La rivalité se cristallisa particulièrement au 2ème siècle, quand l’Église structure son “canon” biblique et ses symboles de foi. Plusieurs affirmations du Symbole des Apôtres ou de Nicée – « Dieu unique, Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre… Jésus-Christ, … crucifié sous Ponce Pilate… ressuscité selon les Écritures… » – peuvent se lire comme des réponses implicites aux doctrines gnostiques (affirmation que le Père est bien le Créateur, que le Christ est bien venu en chair à une époque précise, qu’il est mort réellement et non en apparence, etc.). L’Église, en définissant l’orthodoxie, traçait en creux la limite à ne pas franchir, incarnée précisément par la gnose.

D’un autre côté, il serait caricatural de voir la relation entre christianisme et gnosticisme seulement sous l’angle de l’opposition. Les deux mouvements partageaient une même effervescence spirituelle, un même horizon eschatologique et apocalyptique (rédemption de l’humanité, révélation de la vérité divine). Les chercheurs notent que certains écrits du Nouveau Testament (l’Évangile selon Jean, les épîtres pauliniennes, l’Apocalypse de Jean) comportent des accents ou des images que les gnostiques affectionnaient – comme la figure du Logos descendant dans le monde, la lumière brille dans les ténèbres, l’opposition entre l’esprit et la chair,... Si bien que les gnostiques ont utilisé ces écrits pour appuyer leurs thèses, et il est parfois difficile de savoir si c’est eux qui en ont influencé la rédaction ou simplement interprété à leur façon des textes chrétiens déjà existants. La plupart des exégètes aujourd’hui estiment que l’Évangile de Jean, par exemple, n’a pas été emprunté à une gnose préexistante, mais qu’il a pu être lu en milieu gnostique plus tard. Il n’en demeure pas moins que christianisme primitif et gnose baignaient dans un climat conceptuel commun, et que leur séparation nette ne s’est opérée qu’au fil du 2ème siècle, dans un processus de « délimitation des frontières ». Des penseurs chrétiens comme Clément d’Alexandrie (fin 2ème siècle) ont même tenté de récupérer positivement la notion de “gnose”, en parlant d’une gnose chrétienne orthodoxe (connaissance mystique du Christ réservée aux chrétiens parfaits), par opposition à la fausse gnose des hérétiques. Le mot même de gnosticisme est une construction postérieure, car les protagonistes de l’époque se voyaient tous comme détenteurs de la vraie gnose.

Face au judaïsme : une rupture iconoclaste

Les rapports entre la gnose et le judaïsme du 2ème siècle furent pour l’essentiel marqués par l’hostilité et l’incompréhension. Le cœur de la théologie gnostique – la dévalorisation du Dieu créateur du monde matériel – constituait une attaque frontale contre la foi juive traditionnelle en un Dieu unique, tout-puissant et bon, créateur des cieux et de la terre. Les gnostiques osaient qualifier Yahvé (le Dieu biblique) d’être imparfait, ignorant voire malfaisant, lui refusant le statut de divinité suprême. Ils réinterprétaient les récits de la Torah de manière sacrilège du point de vue juif : la création du monde par Dieu dans la Genèse devenait l’œuvre tragique d’un Démiurge borné ; Adam et Ève apparaissaient non comme des coupables mais comme des victimes délivrées par le serpent ; les patriarches pouvaient être dépeints sous un jour négatif, tandis que des figures honnis comme Caïn ou Esaü étaient parfois érigées en héros détenteurs d’un savoir caché (c’est le cas chez les gnostiques dits « caïnites »). Un tel renversement des valeurs bibliques ne pouvait que scandaliser les juifs pieux.

De fait, les rares allusions qu’on décèle dans la littérature rabbinique à des doctrines évoquant la gnose sont formulées dans le cadre de la polémique contre les minim (hérétiques, identifiés aux premiers chrétiens). Ainsi que nous l’avons noté, les rabbins de la fin du II^e siècle parlent de l’hérésie des « deux pouvoirs au ciel » et semblent l’attribuer aux chrétiens. Il est probable qu’ils visaient par là aussi bien les chrétiens trinitaires (dont ils caricaturaient la foi en disant qu’ils adorent Dieu et Jésus comme deux dieux distincts) que les courants gnostiques qui postulaient un Dieu bon opposé au Dieu mauvais. Dans tous les cas, le judaïsme rabbinique post-70 s’est structuré en rejetant fermement toute lecture dualiste ou pluritheiste de la divinité. Des textes juifs de l’époque (par exemple certains passages du Sefer Ha-Razim ou des hekhalot, littérature mystique juive naissante) témoignent d’un ésotérisme juif non gnostique, où la connaissance des secrets divins vise à glorifier le Dieu unique et non à s’en affranchir. On peut donc dire qu’entre la gnose et le judaïsme rabbinique, le fossé fut net : la gnose est née en contexte juif, mais en rejetant l’essence du monothéisme biblique, ce qui l’a rapidement isolée et coupée de ses racines juives. Seuls des courants judéo-chrétiens marginaux (comme les ébionites ou elkasaïtes hétérodoxes) semblent avoir servi de passerelles temporaires, avant de disparaître à leur tour.

Face à l’Empire romain : discrétion, méfiance et persécutions

S’agissant des autorités politiques romaines, le gnosticisme n’a pas été identifié comme un mouvement distinct des autres groupes religieux dissidents avant le 3ème siècle. Au 2ème siècle, les adeptes de la gnose se fondaient dans la masse plus large des communautés chrétiennes ou syncrétiques, si bien que lorsque des persécutions impériales survenaient (sous Marc Aurèle vers 177, ou Septime Sévère vers 202), elles frappaient les chrétiens sans distinction de nuances théologiques internes. On ne connaît pas de cas où un gnostique aurait été inquiété spécifiquement en tant que gnostique par le pouvoir païen. Cela tient aussi au fait que les gnostiques, enclins à la discrétion et au secret initiatique, formaient des cercles relativement fermés et peu visibles. Leurs effectifs modestes et leur comportement souvent ascétique ne les rendaient pas particulièrement repérables ni menaçants du point de vue de l’État romain païen.

C’est avec l’arrivée du manichéisme – au milieu du 3ème siècle – que le pouvoir romain a commencé à percevoir le danger potentiel d’un mouvement dualiste organisé. En 297 apr. J.-C., l’empereur Dioclétien publia un édit spécifiquement dirigé contre les manichéens : il y dénonçait une « secte nouvelle et perfide venue de Perse » (donc suspecte d’intelligence avec l’ennemi sassanide) et ordonnait l’exécution de ses chefs et la combustion de ses livres. Cette persécution anti-manichéenne fut localement virulente (en Afrique du Nord, le proconsul d’Afrique reçut l’instruction de sévir avec la plus grande rigueur), mais elle ne dura pas très longtemps : dès l’édit de tolérance de 311 puis celui de Milan en 313, la priorité du pouvoir romain devint d’apaiser les conflits religieux internes pour se concentrer sur l’unification chrétienne de l’Empire. Néanmoins, l’hostilité à la doctrine manichéenne subsista : au 4ème siècle, sous les empereurs chrétiens, des lois réitérèrent l’interdiction du manichéisme, le qualifiant d’« abominable » superstition d’origine barbare, et punissant de mort ses propagateurs.

Quant aux sectes gnostiques non manichéennes, il est probable qu’elles s’éteignirent d’elles-mêmes ou se fondirent dans d’autres groupes durant le 4ème siècle, à la faveur de la montée en puissance de l’Église officielle. Après le concile de Nicée (325), l’Empire devenu chrétien promulgua des édits contre diverses hérésies ; les gnostiques résiduels, s’il en restait, tombèrent sous ces catégories sans qu’on prenne toujours la peine de les nommer spécifiquement.

L’oppression la plus féroce contre l’héritage gnostique se manifesta toutefois au Moyen Âge, lorsque l’Église catholique affronta de nouveaux mouvements dualistes qu’elle associa – à tort ou à raison – aux anciens manichéens. Les bogomiles (du 10ème siècle en Bulgarie) puis surtout les cathares ou albigeois (aux 12ème–13ème siècles dans le sud de la France) professèrent en effet une forme de dualisme bien/mal proche du manichéisme : le monde matériel y était vu comme l’œuvre du Mauvais, et le salut consistait à libérer l’âme de la chair par une vie pure. L’Église médiévale, alarmée, décréta ces doctrines hérétiques et les combattit militairement et juridiquement. La croisade des Albigeois (1209-1229) menée dans le Languedoc, puis l’action de l’Inquisition au 13ème siècle, aboutirent à l’éradication des communautés cathares. Les écrits de ces derniers furent détruits (on ne conserve que peu de sources cathares directes, hormis quelques rituels et traités comme La Lettre du Consolament ou Le Livre des Deux Principes). Dans l’esprit des inquisiteurs, ces sectes médiévales n’étaient qu’une réapparition du vieux mal gnostique ou manichéen ; le mot “manichéen” est d’ailleurs celui qu’ils employaient le plus souvent pour désigner Cathares et autres hérétiques dualistes. Ainsi, bien que le gnosticisme antique eût disparu en tant que tel depuis longtemps, son spectre continua de hanter l’imaginaire religieux : il devint l’archétype de l’hérésie sournoise à extirper.

En conclusion de cette partie, on peut dire que le gnosticisme s’est trouvé en conflit avec toutes les autorités établies de son temps : conflit théologique avec l’Église chrétienne naissante, conflit idéologique avec le judaïsme rabbinique, et finalement conflit politique avec l’État romain (surtout via le manichéisme). Rejeté et persécuté, il a survécu un temps dans la clandestinité avant de s’éteindre, ses derniers feux se rallumant sous d’autres formes à des époques ultérieures.

Réapparitions modernes et interprétations contemporaines

Après la disparition des sectes gnostiques antiques, la notion de gnose a bien sûr perduré, mais plutôt comme un concept doctrinal ou mystique dans les écrits érudits. Il faut attendre la fin du 19ème siècle pour voir une véritable résurgence de mouvements se réclamant du gnosticisme. Ce renouveau s’inscrit dans le contexte plus large du regain d’intérêt pour l’ésotérisme et l’occultisme en Europe à cette époque.

En 1890, en France, l’occultiste Jules Doinel fonde lÉglise gnostique de France, acte qu’il présente comme le début de « l’An I de la restauration de la Gnose ». Doinel, qui prend le titre de Patriarche Valentin II en hommage à Valentin, affirme avoir reçu en vision une mission de l’Éon Jésus lui-même pour rétablir la vraie Église gnostique. Il organise des cérémonies néo-gnostiques, mêlant ésotérisme chrétien, références cathares (il se proclame évêque de Montségur) et doctrines d’inspiration valentienne. Ce mouvement attire quelques intellectuels parisiens en quête de spiritualité alternative. Bien que Doinel abandonne son Église deux ans plus tard pour retourner au catholicisme, l’Église Gnostique qu’il a initiée perdure : relancée par des successeurs comme Léonce Fabre des Essarts (Tau Synésius) puis Joanny Bricaud, elle se dote d’une hiérarchie épiscopale et se prolonge au 20ème siècle, fusionnant avec diverses branches occultistes. Des figures notables de l’occultisme francophone, tels Papus (Gérard Encausse) ou l’écrivain Joséphin Péladan, s’y intéressent un temps. Cette Église gnostique moderne se veut œcuménique ésotérique, honorant le Christ ésotérique tout en intégrant des éléments de théosophie ou de martinisme. Elle a une influence limitée mais réelle sur la nébuleuse occulte du début 20ème siècle.

En parallèle, en 1908, l’Ordre ésotérique de l’Ordo Templi Orientis (O.T.O.), fondé par Theodor Reuss, incorpore un rite appelé Ecclesia Gnostica Catholica. Sous l’impulsion d’Aleister Crowley, cette Église gnostique de l’O.T.O. célèbre une « messe gnostique » aux symboles alchimiques et libertins. Il ne s’agit pas à proprement parler de doctrine gnostique antique, mais plutôt de l’usage du terme gnostique pour qualifier une forme de spiritualité ésotérique universelle affranchie des dogmes.

Dans les années 1920-1930, divers cercles occultes en Europe et en Amérique se réfèrent au gnosticisme. Le psychiatre suisse Carl Gustav Jung lui-même s’intéresse vivement aux textes gnostiques nouvellement disponibles (il posséda un manuscrit de l’Évangile de Simon découvert à Akhmîm). Jung voit dans la mythologie gnostique une préfiguration des archétypes de l’inconscient. En 1916, il rédige même Sept Sermons aux morts, un texte à tonalité explicitement gnostique (attribué fictivement à Basilide). Dans la première moitié du 20ème siècle, des auteurs comme Hermann Hesse ou l’érudit G.R.S. Mead (proche de la Société théosophique) popularisent une image du gnosticisme comme voie mystique de connaissance de soi en marge des Églises établies.

Dans la culture contemporaine plus large, le terme gnostique a été utilisé – parfois de façon abusive notamment par des mouvements sectaires célèbres – pour qualifier des œuvres ou des pensées soulignant l’aliénation de l’homme dans le monde matériel et la nécessité d’une prise de conscience salvatrice. Des philosophes ou écrivains modernes ont été qualifiés de « gnostiques » pour avoir développé des visions du monde dualistes ou ésotériques (on a pu parler d’un « gnosticisme » chez William Blake, chez certains romantiques, ou dans la philosophie existentialiste). Toutefois, ces usages relèvent plus de l’analogie thématique que d’une filiation historique directe.

Sur le plan religieux institutionnel, il existe aujourd’hui encore de petites Églises se réclamant du gnosticisme, surtout dans le sillage de Doinel ou de mouvements occultistes subséquents. Par exemple, l’Église Gnostique Apostolique perpétue en France et au Canada un culte néo-gnostique chrétien; aux États-Unis, on trouve l’Ecclesia Gnostica du bishop Stephan Hoeller, qui met l’accent sur l’étude des évangiles de Nag Hammadi et l’expérience intérieure; la mouvance du New Age également a récupéré certains thèmes gnostiques (l’idée d’étincelle divine en soi, de maître intérieur, ...), mais sans référence directe aux sources anciennes.

Enfin, la notion de gnose a même été intégrée dans le discours religieux officiel, de manière critique : le pape François a dénoncé à plusieurs reprises les tentations d’un « néo-gnosticisme » chez certains chrétiens d’aujourd’hui, entendant par là une tendance à chercher un élitisme spirituel détaché de la réalité matérielle et de la charité concrète. Ce faisant, le chef de l’Église catholique montre que le terme de gnosticisme reste vivant dans le vocabulaire, principalement comme antithèse des valeurs qu’il défend.


Sources :

  • Les Gnostiques de Jacques Lacarrière (référence littéraire et historique accessible)

  • La gnose et le temps de Michel Tardieu (spécialiste reconnu du gnosticisme et du manichéisme)

  • Écrits gnostiques : La bibliothèque de Nag Hammadi (collection sous la direction de Jean-Pierre Mahé et Paul-Hubert Poirier, chez Gallimard, coll. La Pléiade)

  • Gnosis: The Nature and History of Gnosticism de Kurt Rudolph (ouvrage de référence en anglais, très utilisé dans les milieux universitaires)

  • A History of Gnosticism de Giovanni Filoramo (traduction anglaise d’un travail italien reconnu)

  • The Gnostic Gospels d’Elaine Pagels (professeure à Princeton, ouvrage de vulgarisation mais très bien documenté)

  • Les Gnostiques et le monde de Simone Pétrement (analyse structurée des doctrines gnostiques)

  • Nag Hammadi Scriptures édité par Marvin Meyer (version anglaise moderne des textes retrouvés)

  • Le traité tripartite et autres textes de la bibliothèque de Nag Hammadi (études commentées)

  • Contre les hérésies d’Irénée de Lyon (source hérésiologique directe du IIe siècle, très importante malgré son biais)

Olivier d’Aeternum
Par Olivier d’Aeternum

Passionné des traditions ésotériques et de l'histoire de l'occulte des premières civilisations jusqu'au 18ème siècle, je partage quelques articles sur ces sujets. Je suis également co-créateur du magasin ésotérique en ligne Aeternum.

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