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Jeunesse et révélation du don de voyance |
Madame Fraya, de son vrai nom Valentine Dencausse, est une célèbre voyante et chiromancienne française de la Belle Époque et de l’entre-deux-guerres. Considérée par certains occultistes comme « la plus grande voyante du siècle », elle s’est illustrée par ses prédictions étonnamment précises adressées tant au grand public qu’aux élites politiques de son temps. Au cours de sa carrière s’étendant de la fin du 19ème siècle aux années 1950, Madame Fraya a acquis une renommée internationale en lisant l’avenir dans les lignes de la main et dans l’écriture, guidée avant tout par son intuition plutôt que par les manuels traditionnels de chiromancie. Portrait.
Jeunesse et révélation du don de voyance
Valentine Marie Dencausse naît le 21 mai 1871 à Villeneuve-de-Marsan, dans les Landes, au sein d’une famille bourgeoise. Son père, fonctionnaire supérieur au Ministère des Finances, aurait lui-même manifesté occasionnellement un don de prémonition, allant jusqu’à prédire avec exactitude la date et l’heure de sa propre mort. Dans son adolescence, la jeune Valentine reçoit une éducation soignée et se passionne pour la musique. Ses parents l’orientent vers une carrière de pianiste, mais le destin en décide autrement. En 1887, à l’âge de 16 ans, elle épouse Louis-Erembert Delmas, un professeur de lycée installé à Pau, dont elle aura une fille. Cependant, durant son voyage de noces, Valentine est frappée par une expérience hors du commun : elle a la vision fulgurante de son propre avenir, se voyant installée à Paris, recevant des foules de gens et lisant sur leurs mains des révélations étonnantes. Convaincue d’avoir découvert en elle un véritable don de clairvoyance, la jeune femme décide de changer de vie. Elle se sépare de son mari quelques années après leur union (le divorce sera prononcé en 1891) pour suivre la voie qui s’impose à elle. Dès lors, Valentine Dencausse se plonge avidement dans les ouvrages de chiromancie et d’occultisme afin de cultiver son don, même si elle avouera plus tard que ces lectures lui apprirent peu de choses comparé aux leçons tirées de l’observation de la « vie » et des mains elles-mêmes. Durant cette période formatrice, elle exerce son art en privé et affine sa technique en examinant de nombreuses mains anonymes avant de se confronter au grand public. Ces premières expériences dans sa province natale la voient rapidement surnommée la « Nostradamus landaise » tant ses prédictions locales impressionnent son entourage.
Débuts à Paris et naissance de « Madame Fraya »
Forte de ses nouvelles certitudes, Valentine monte à Paris à la toute fin du 19ème siècle pour y tenter sa chance en tant que cartomancienne et chiromancienne professionnelle. Elle bénéficie alors de l’appui d’un célèbre occultiste parisien, Gérard Encausse – plus connu sous le nom de Papus – qui la prend sous sa protection et la présente dans les salons parisiens en vue. C’est à cette époque qu’elle adopte le pseudonyme de Madame Fraya, celui-ci lui ayant été suggéré par la journaliste Séverine en référence à la déesse nordique Freyja. Sous ce nom énigmatique, Madame Fraya commence à attirer l’attention dans le tout-Paris de la Belle Époque. Elle s’installe comme voyante et chiromancienne dans un salon rue d’Édimbourg à Paris, où se presse bientôt une clientèle mondaine curieuse de tester son don. Dès le début des années 1900, sa réputation grandit grâce à quelques prédictions retentissantes. La lecture fortuite d’un simple manuel de chiromancie aurait suffi à déclencher sa vocation, mais c’est son talent naturel qui la distingue rapidement de ses concurrents. Elle-même confie ne pas suivre à la lettre les doctrines classiques de la chiromancie, préférant se fier à son instinct affûté pour interpréter les signes des paumes et les traits d’écriture. Cette approche intuitive, combinée à un esprit vif et cultivé, séduit un public de plus en plus large. Avant même le premier conflit mondial, Madame Fraya acquiert ainsi un grand renom dans la capitale. Elle n’hésite pas à faire des annonces audacieuses qui la propulsent sur le devant de la scène ésotérique parisienne.
Prophéties pendant la Grande Guerre
À la veille de la Première Guerre mondiale, Madame Fraya frappe les esprits en annonçant un conflit d’ampleur mondiale provoqué par l’Allemagne, qui se solderait malgré tout par la défaite de celle-ci. Elle prédit également que l’empereur Guillaume II, vaincu, finirait ses jours en exil – une prédiction qui s’avérera juste quelques années plus tard en 1918, lorsque le Kaiser abdique et part se réfugier aux Pays-Bas. Selon certains témoignages, cette prophétie aurait été formulée directement à la sœur de Guillaume II, la princesse Charlotte de Prusse, venue consulter la voyante peu avant la guerre. Sceptique, la princesse aurait refusé de croire à ces sombres augures, mais cinq mois plus tard l’Europe s’embrasait effectivement en août 1914.
Lorsque la Grande Guerre éclate, Madame Fraya devient une figure rassurante pour une partie de l’opinion française éprouvée par les événements. Sa « grande période » se situe justement durant les heures les plus sombres du conflit de 1914-1918. En septembre 1914, alors que les armées allemandes approchent dangereusement de Paris, la voyante est sollicitée d’urgence par le gouvernement français. En pleine panique de l’avance ennemie, elle est convoquée au Ministère de la Guerre, rue Saint-Dominique, pour livrer son intuition quant au sort de la capitale. Devant des ministres angoissés tels qu’Aristide Briand, Albert Sarraut ou Théophile Delcassé, Madame Fraya prédit avec calme et assurance que les troupes allemandes n’entreront pas dans Paris, que leur offensive va échouer et qu’aux environs du 10 septembre elles reflueront au nord de la rivière Aisne, marquant l’effondrement de leur plan d’invasion rapide. Ses propos inspirés étonnent alors l’auditoire, tant la situation militaire paraît critique – les avant-gardes ennemies occupent Compiègne, Senlis et Creil sont en flammes, et des milliers de Parisiens effrayés fuient vers Bordeaux. Pourtant, la suite des événements lui donnera raison : à partir du 5 septembre, la contre-offensive décisive lancée par les généraux Joffre et Gallieni lors de la bataille de la Marne repousse l’envahisseur d’une centaine de kilomètres en quelques jour. Dès le 12 septembre 1914, les troupes du Kaiser battent en retraite et se retranchent sur l’Aisne, ruinant tout espoir d’une victoire éclair. La prédiction de Madame Fraya s’accomplit presque mot pour mot, contribuant à forger sa légende.
Les exploits prophétiques de la voyante ne s’arrêtent pas là pendant la guerre. En 1916, elle fait une autre annonce étonnante à l’un de ses illustres consultants de passage à Paris, le prince Félix Youssoupoff. Elle lui révèle qu’il « assassinerait quelqu’un de ses propres mains en ayant l’impression d’accomplir une bonne action ». Deux ans plus tard, en décembre 1916, Youssoupoff est l’un des conspirateurs qui assassinent le moine Raspoutine à Saint-Pétersbourg – un acte qu’il confessera plus tard avoir effectivement considéré comme salutaire pour la Russie. Des années après, exilé en France, le prince Youssoupoff se souviendra de la prédiction de Madame Fraya et confirmera sa véracité. Grâce à de tels faits d’armes surnaturels, la réputation de Madame Fraya sort grandie de la Grande Guerre : la presse de l’après-guerre la surnomme volontiers la « nouvelle Madame de Thèbes », du nom d’une célèbre voyante parisienne décédée pendant le conflit dont Fraya aurait repris le flambeau dans l’imaginaire populaire.
Au service des puissants et des célébrités
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la notoriété de Madame Fraya atteint son zénith. De figure de curiosité, elle devient une conseillère officieuse recherchée par les grands de ce monde. Les faits d’armes de 1914 lui ont valu l’attention respectueuse de nombreux responsables politiques, y compris parmi les plus rationalistes. Ainsi, le président de la République Raymond Poincaré, réputé sceptique, la reçoit à plusieurs reprises à l’Élysée dès les années 1917-1920, et continue même à la consulter après la fin de son mandat, lors de visites privées à son salon de la rue d’Édimbourg. Le vétéran Georges Clemenceau, pourtant peu enclin aux « billevesées » occultes, souhaite également rencontrer la célèbre devineresse après la guerre. Il organise chez lui quelques entretiens informels avec Madame Fraya, intrigué par ses prédictions. Lors d’une entrevue au printemps 1920, Clemenceau lui demande par exemple d’analyser l’écriture de son rival politique Paul Deschanel, nouvellement élu président de la République à sa place. Après avoir examiné la signature de Deschanel, Madame Fraya dresse un portrait psychologique et physique sans complaisance du personnage : un homme intelligent et cultivé mais sans grande force de caractère, nerveux et fragile de santé, « sujet à de petits accidents bizarres ». Elle exprime même des doutes quant à la capacité de Deschanel à mener à terme son septennat. La suite lui donnera raison une fois de plus : quelques mois plus tard, en septembre 1920, le président Deschanel démissionne pour raisons de santé après une série d’incidents étranges (dont sa fameuse chute du train en pyjama), ce qui fera dire à Clemenceau, admiratif, « Bravo Madame, vous aviez vu juste… ».
Parallèlement à ces consultations auprès des dirigeants, Madame Fraya continue de recevoir un nombre croissant de personnalités du monde des arts, des lettres et de l’aristocratie. Dès les années de la Belle Époque et jusqu’aux Années folles, toutes les célébrités ou presque défilent dans son salon feutré. Sa clientèle prestigieuse compte des reines et princesses étrangères – Nathalie de Serbie, Marie de Roumanie, Amélie de Portugal ou la princesse de Saxe-Meiningen (sœur de Guillaume II) – mais aussi l’élite française. Des politiciens de premier plan comme Jean Jaurès, Aristide Briand, Albert Sarraut ou Louis Barthou figurent parmi ceux qui, discrètement, ont cherché conseil auprès d’elle. Les écrivains et artistes ne sont pas en reste : Pierre Loti, Anatole France, Colette, la poétesse Anna de Noailles ou le dramaturge Sacha Guitry comptent parmi ses amis ou consultants réguliers. Toutes les grandes actrices de l’époque, de Sarah Bernhardt à Cécile Sorel en passant par Marguerite Moreno, viennent également lui faire « lire dans la main ». Madame Fraya est ainsi la confidente des têtes couronnées comme des stars du théâtre. Elle impressionne notamment la haute société par son élégance simple et son assurance bienveillante, recevant ses visiteurs assise dans un fauteuil Empire, munie d’une loupe à monture de nacre offerte par une reine, scrutant méthodiquement les lignes de la paume de ceux qui se pressent à sa rencontre. Parmi ses prédictions célèbres figure celle faite à un écrivain encore inconnu du grand public, Marcel Proust : dans les années 1910, alors que Proust peine à faire éditer ses écrits, Madame Fraya lui assure qu’il connaîtra un succès retentissant – ce qui se réalisera quelques années plus tard avec la publication de À la recherche du temps perdu et la consécration littéraire de l’auteur. De même, elle aurait encouragé l’actrice Mary Marquet en lui prédisant une belle carrière sur scène alors qu’elle débutait tout juste. Grâce à cette clientèle illustre et à la publicité que lui font malgré eux ses consultants de renom, la voyante de la rue d’Édimbourg voit son prestige dépasser les frontières. Entre 1914 et 1930, son salon ne désemplit pas, et le courrier afflue du monde entier pour solliciter ses lumières. À Paris, ses apparitions font sensation et chaque prédiction relayée par la presse contribue un peu plus à son aura de pythie des temps modernes.
Ses dernières années
Malgré sa gloire, Madame Fraya n’a pas échappé aux critiques ni aux échecs. Son don de voyance, aussi impressionnant soit-il aux yeux de beaucoup, a été mis à l’épreuve par des enquêteurs plus rationnels, notamment à l’approche de la Seconde Guerre mondiale. En 1938-1939, certaine que le spectre d’une nouvelle guerre mondiale ne se concrétiserait pas immédiatement, elle affirme publiquement « qu’il n’y aura pas de guerre en 1939 ». Cette assurance – que partage alors une partie de l’opinion pacifiste – se révèle malheureusement fausse l’année suivante avec le déclenchement du second conflit mondial. Pour autant, cet important revers n’entame pas sérieusement la confiance que beaucoup continuent de lui témoigner, et Madame Fraya traverse la Seconde Guerre mondiale sans perdre de sa popularité. Néanmoins, des chercheurs en parapsychologie et des médecins ont cherché à vérifier objectivement l’étendue de ses capacités. Dès 1913, le Dr Eugène Osty s’était penché sur son cas et avait salué « son cerveau très en avance » après des tests de perceptions extrasensorielles. Quoi qu’il en soit, la figure de Madame Fraya continue de fasciner bien au-delà de sa mort, entre admiration pour ses réussites et doutes sur les limites de son don.
Après la Seconde Guerre mondiale, Madame Fraya poursuit un temps son activité de voyante, bien que de façon plus discrète. En novembre 1946, à plus de 75 ans, elle accorde encore une interview au quotidien Paris-Presse où elle livre ses impressions sur l’avenir de la 4ème République. Elle y prédit pour la France métropolitaine « des choses très sombres, mais sur le plan économique seulement », ajoutant avec optimisme « Je ne vois ni guerre ni révolution… La France se tirera de la confusion, même si la situation générale est mauvaise ». Ces mots reflètent peut-être sa sagesse acquise après des décennies de bouleversements. Madame Fraya s’éteint quelques années plus tard, le 16 février 1954, terrassée par une crise d’artérite dans son appartement du quartier d’Auteuil à Paris. Elle était âgée de 82 ans. Conformément à sa volonté, celle que l’on surnommait « la voyante de l’Élysée » est inhumée au cimetière parisien de Bagneux, dans la 28ème division, où sa tombe porte l’épitaphe simple d’une femme qui consacra sa vie à lire celle des autres.
Ainsi, en alliant un indéniable sens de la scène, une intuition aiguisée et un profond bagage culturel, Madame Fraya a su s’imposer comme l’une des voyantes les plus marquantes du premier 20ème siècle. Les témoignages concordent à dépeindre une femme intelligente, chaleureuse et sûre d’elle, capable d’inspirer espoir et réflexion à des générations entières de consultants. Les archives de son parcours assurent à Madame Fraya une postérité à l’image de ses prédictions : intrigante et inoubliable.