Dans la franc-maçonnerie, les trois premiers degrés (Apprenti, Compagnon, Maître) sont dits symboliques ou “bleus”. L’Écossisme désigne l’ensemble des hauts grades proposés au-delà de la Maîtrise : des étapes supplémentaires qui prolongent le parcours intérieur par de nouveaux récits, des symboles plus élaborés et une réflexion morale affinée. On y avance par degrés, chacun étant une étape de travail avec sa cohérence, ses mots, ses gestes et son enseignement. Présentation du rite le plus influent de la franc-maçonnerie.
Origines historiques de l’Écossisme (18ème siècle)
Premières apparitions des hauts grades « écossais »
La naissance de l’Écossisme maçonnique remonte à la première moitié du 18ème siècle, quelques décennies après l’établissement de la franc-maçonnerie dite moderne. Alors que la Grande Loge de Londres (fondée en 1717) ne pratiquait que les trois grades symboliques, des grades supplémentaires commencent à émerger dans les années 1730-1740. Ces grades au-delà de Maître prennent l’appellation générique d’« écossais », un qualificatif dont le sens exact est débattu – il pourrait aussi bien évoquer une origine géographique (réelle ou mythique) en Écosse qu’un statut maçonnique élevé différent de la maîtrise ordinaire.
Les historiens ont mis en évidence plusieurs faits marquants jalonnant l’aurore de l’Écossisme. En Angleterre, on trouve dès 1735 la mention du grade de Scots Master Mason (Maître Écossais) à Bath. En France, la première mention du grade de Maître Écossais apparaît en 1737 dans le journal de l’avocat Barbier. Ce grade – le plus ancien des hauts grades – semble avoir été introduit en France par des jacobites écossais exilés (fidèles à la dynastie Stuart) venus s’établir à Saint-Germain-en-Laye auprès du roi déchu Jacques II. En effet, de nombreux gentilshommes écossais ou irlandais réfugiés en France après la Glorieuse Révolution de 1688 étaient francs-maçons, et ils jouèrent un rôle notable dans l’apparition de hauts grades mêlant idéaux chevaleresques et allusions politiques (comme l’espérance du rétablissement des Stuart).
Pour comprendre le contexte des premiers « grades écossais », il faut rappeler qui étaient les Stuart. Cette dynastie règne d’abord sur l’Écosse (depuis 1371), puis sur l’Angleterre et l’Irlande quand Jacques VI d’Écosse devient Jacques Iᵉʳ d’Angleterre en 1603. Après les bouleversements du 17ème siècle (guerres civiles, République de Cromwell, Restauration), Jacques II monte sur le trône en 1685. Son renversement lors de la Glorieuse Révolution (1688) au profit de souverains protestants (Guillaume III et Marie II), puis la succession hanovrienne au 18ème siècle, déclenchent un long mouvement de fidélité dynastique : le jacobitisme.
Les jacobites (du latin Jacobus, Jacques) soutiennent d’abord Jacques II, puis ses héritiers en exil : James Francis Edward Stuart (dit le Vieux Prétendant) et Charles Edward Stuart (le Jeune Prétendant). Leurs motivations sont multiples :
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dynastiques : continuité héréditaire et refus d’une déposition jugée illégitime ;
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religieuses : espérance d’un régime plus favorable au catholicisme, notamment en Irlande et dans une partie de l’Écosse ;
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politiques : préférence pour une monarchie plus forte face au Parlement, à rebours de l’équilibre né en 1688 ;
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identitaires : en Écosse, des clans des Highlands et des milieux hostiles à l’Union de 1707 voient dans la cause stuart un moyen de préserver institutions et traditions.
La cour stuart en exil est accueillie à Saint-Germain-en-Laye. Autour d’elle gravite un milieu d’Écossais et d’Irlandais – officiers, gentilshommes, lettrés – au service de la France. Plusieurs fréquentent les loges françaises. Ils apportent avec eux un imaginaire chevaleresque (fidélité, honneur, combat pour un ordre juste) et des récits qui vont nourrir la naissance de hauts grades au milieu du 18ème siècle.
C’est dans cette atmosphère que s’impose le titre de “Maître Écossais” : au départ, un grade supérieur au-delà de la Maîtrise, attesté en Angleterre (1735) et en France (1737). Le terme « écossais » ne désigne pas seulement une provenance géographique : il signale aussi une couleur symbolique faite de chevalerie, de références bibliques et, parfois, d’allusions aux épreuves historiques vécues par les partisans stuart.
Un événement souvent cité comme déclencheur du courant “écossais” est le fameux Discours du chevalier de Ramsay en 1736. Ramsay, franc-maçon écossais et partisan jacobite, prononça à Paris un discours (publié en 1738) qui proposait une origine chevaleresque des francs-maçons en faisant remonter l’Ordre aux chevaliers croisés. Bien que les historiens relativisent sa portée immédiate, ce texte inspira durablement l’imaginaire maçonnique : il ouvrit la voie aux thèmes de la chevalerie et de la Terre sainte dans les rituels, et lança la veine des hauts grades de type « chevaleresque ». Ainsi, dès les années 1740, on voit apparaître des degrés tels que Chevalier d’Orient (ou de l’Épée) qui introduisent des motifs de chevalerie biblique et de délivrance du Temple. De même, des grades d’Élus – centrés sur la vengeance des meurtriers d’Hiram – et des grades d’Architecte ou d’Intendant des Bâtiments enrichissent les légendes maçonniques au-delà du 3ème degré.
Parallèlement, les années 1740-1750 voient la constitution des premières loges ou chapitres de hauts grades en France. À Bordeaux, la loge La Parfaite Harmonie est fondée en 1744-45 et fonctionne comme une Mère-Loge écossaise délivrant les nouveaux grades supérieurs ; le négociant Étienne Morin en faisait partie. À Paris, une première Loge Écossaise est attestée en 1747, devenant en 1752 un Souverain Conseil administrant plusieurs grades sublimes. Il est notable qu’en 1743, la Grande Loge de France (présidée par Louis de Bourbon-Condé, comte de Clermont) avait formellement condamné le grade de Maître Écossais dans ses ordonnances, signe de la tension qui existait entre la maçonnerie symbolique “officielle” et ces innovations spontanées. Néanmoins, loin d’enrayer le mouvement, ces interdictions témoignent de la prolifération anarchique des hauts grades à travers le pays dans la décennie 1750.
Foisonnement au siècle des Lumières et structuration progressive
Entre 1750 et 1780, l’Écossisme maçonnique connaît un essor fulgurant, quoique désordonné, en France et en Europe continentale. Une multitude de nouveaux grades et systèmes complets se créent, portés par l’engouement pour l’ésotérisme, la chevalerie et les mystères templiers. On voit ainsi fleurir toute une constellation de rites “écossais” aux titres évocateurs : Écossisme réformé de Saint-Martin, Rite écossais d’Heredom (lié à l’Ordre supposé d’Heredom de Kilwinning), Rite écossais primitif, Rite écossais rectifié, Rite écossais des Sublimes Élus de la Vérité,... Chacun de ces systèmes propose son échelle de grades (parfois jusqu’à 20 ou 25) avec ses légendes propres. Par exemple, l’Ordre du Royal Secret (dont Étienne Morin est un propagateur majeur) rassemble dès les années 1760 un ensemble de hauts grades jusqu’au 25ème degré (dénommé Prince du Royal Secret). De son côté, en Allemagne, le baron von Hund lance vers 1750 la Stricte Observance Templière, une maçonnerie composée de grades secrets qui prétend renouer directement avec l’Ordre des Templiers – cette « fable templière » aura un grand retentissement et influencera aussi la France.
Dans ce foisonnement, deux tendances principales se dégagent sur le plan doctrinal : d’un côté, un courant mystique, illuministe et chevaleresque, très présent dans les hauts grades (grades de chevaliers, alchimie, théosophie chrétienne) ; de l’autre, un courant rationaliste et humaniste conforme à l’esprit des Lumières. Loin de s’exclure, ces deux courants coexistent au 18ème siècle au sein de la franc-maçonnerie. Il n’est donc pas surprenant de voir cohabiter des degrés très spiritualistes et d’autres davantage teintés de philosophie éclairée ou de symbolisme universel. Par ailleurs, le succès des hauts grades s’explique aussi sociologiquement : dans une société d’Ancien Régime encore très hiérarchisée, ils offrent aux aristocrates et notables des titres maçonniques nobiliaires et un ésotérisme séduisant, ce qui aide à les attirer durablement en loge.
Face à la prolifération des rites écossais, des efforts de structuration et de synthèse vont émerger dans la seconde moitié du 18ème siècle. La Grande Loge de France, quoique n’ayant juridiction que sur les grades symboliques, cherche à mettre de l’ordre dans les « sublimes degrés » qui échappent à son contrôle. Sous l’impulsion de francs-maçons éclairés comme Jean-Baptiste Willermoz à Lyon ou Jean-Jacques de Roëttiers de Montaleau à Paris, on tente de regrouper et codifier les hauts grades en systèmes cohérents. Deux entreprises majeures illustrent cette structuration :
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Le Régime Écossais Rectifié (R.E.R.) : ce rite est élaboré en France par Willermoz et ses confrères, à partir de la Stricte Observance Templière allemande combinée aux enseignements mystiques de Martinès de Pasqually. Un premier convent des Gaules à Lyon en 1778 fixe les grandes lignes du système, puis le convent universel de Wilhelmsbad en 1782 entérine la fondation du Régime Écossais Rectifié en abandonnant la filiation templière directe tout en conservant une chevalerie symbolique chrétienne. Le RER est ainsi définitivement codifié à la veille de la Révolution, avec ses propres grades et codes.
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Le Rite Français (dit aussi Rite Moderne) : à Paris, au sein du Grand Orient de France (G∴O∴D∴F∴ fondé en 1773), le haut gradé Roëttiers de Montaleau entreprend de synthétiser le maelström des hauts grades en un ensemble réduit. En 1784-1786, le Grand Chapitre Général de France qu’il anime fusionne avec un groupe concurrent (Chapitre du Dr Gerbier) et établit une échelle de seulement 4 Ordres au-delà de la maîtrise. Ce Rite Français en « 4 ordres + 1 » – le dernier étant l’Ordre du Rose-Croix – vise à concentrer l’essentiel des hauts grades en quelques étapes symboliques fortes. Adopté par le Grand Orient, il sera publié en 1801 dans le Régulateur du Maçon.
Malgré ces tentatives de rationalisation, tous les maçons n’adhèrent pas aux solutions proposées, et certaines querelles de rites subsistent. C’est finalement un autre système, venu d’outre-Atlantique, qui va s’imposer peu après : le Rite Écossais Ancien et Accepté. Ce rite, élaboré entre les Antilles françaises et les États-Unis, aboutit à un corpus de 33 degrés formalisé en 1801 à Charleston (Caroline du Sud) et introduit en France en 1804 par le frère Auguste de Grasse-Tilly. Sous le Premier Empire, la franc-maçonnerie française comptera ainsi trois grands systèmes de hauts grades fonctionnant en parallèle : le Régime Écossais Rectifié (avec 4 grades supérieurs au-delà des 3 symboliques), le Rite Français (4 ordres au-delà des 3 degrés) et le Rite Écossais Ancien Accepté (33 degrés englobant les 3 symboliques). Ces trois rites – auxquels viendra s’ajouter plus tard le Rite dit Égyptien de Memphis-Misraïm (99 degrés) en 1881 – restent aujourd’hui les principales voies de la haute maçonnerie en France.
Les principaux rites de l’Écossisme maçonnique
Le Rite Écossais Ancien et Accepté (R∴É∴A∴A∴)
Le Rite Écossais Ancien et Accepté est sans doute le plus connu des rites de hauts grades, pratiqué aujourd’hui dans le monde entier. Son origine remonte à l’Ordre du Royal Secret propagé par Étienne Morin. Mandaté en 1761 pour porter la « Sublime Maçonnerie de Perfection » dans les colonies du Nouveau Monde, Morin diffuse aux Antilles un système de hauts grades initialement structuré en 25 degrés, appelé Rite de Perfection. Avec l’aide du frère Henry A. Francken, il organise à Saint-Domingue et en Amérique du Nord des loges et chapitres de Perfection, conférant notamment le grade sommital de Prince du Royal Secret. Ce corpus est doté de Constitutions et Règlements (notamment en 1762) et sera complété plus tard par les fameuses Grandes Constitutions datées de 1786 et attribuées – probablement de façon légendaire – au roi de Prusse Frédéric II.
Après la guerre d’Indépendance américaine, les porteurs de ce rite (appelés Inspecteurs) se multiplient, et l’idée émerge d’élargir le système. C’est à Charleston, en Caroline du Sud, qu’un groupe de hauts gradés mené par John Mitchell et Frederick Dalcho décide vers 1798-1801 d’ajouter huit degrés aux 25 existants pour aboutir à un ordre à 33 degrés : le Rite Écossais Ancien et Accepté. Le 31 mai 1801, ils fondent le Suprême Conseil du 33ème degré pour les États-Unis d’Amérique, première instance du genre, avec pour Grand Commandeur le colonel Mitchell. Le R∴É∴A∴A∴ est né. Peu après, en 1804, Auguste de Grasse-Tilly – qui avait participé à Charleston aux travaux du nouveau rite – installe à Paris un Suprême Conseil de France et introduit officiellement le Rite Écossais Ancien Accepté dans la maçonnerie française. Celui-ci va rapidement prospérer : au 19ème siècle, il deviendra l’un des rites majeurs en Europe et en Amérique latine, et au 20ème siècle le rite maçonnique le plus pratiqué au monde.

Thuileur des trente trois degrés de l’Ecossisme du rit ancien, dit accepté. Source
Le Rite Écossais Ancien Accepté comprend 33 degrés au total. Les trois premiers sont les degrés symboliques (Apprenti, Compagnon, Maître), généralement administrés par les obédiences traditionnelles (Grandes Loges ou Grands Orients) dans des loges bleues. Au-delà, les degrés 4 à 33 forment les hauts grades propres au Rite, organisés en plusieurs corps successifs. Classiquement, on trouve : la loge de perfection (grades 4 à 14), le chapitre de Rose-Croix (grades 15 à 18), le Conseil de Kadosh ou Aréopage (grades 19 à 30) et le Consistoire (31 et 32), le 33ème degré étant conféré par distinction comme grade suprême. Chaque pays possède en principe un Suprême Conseil souverain pour administrer l’ensemble des hauts grades du Rite, dirigé par un Souverain Grand Commandeur. Ce dernier degré, dit de Grand Inspecteur Général, confère le titre honorifique de 33ème et dernier degré.
Le R∴É∴A∴A∴ est un rite très riche symboliquement, qui incorpore de multiples traditions spirituelles et philosophiques héritées du Siècle des Lumières. Il a été conçu à la fin du 18ème siècle de manière à intégrer les grandes idées de l’époque pour expliquer le monde et l’Homme : émancipation de la raison, héritage de l’hermétisme, réveil de l’idéal chevaleresque, exaltation de la tolérance universelle. Chaque degré du Rite développe une thématique particulière et une leçon morale. Pour exemple, le 12ème degré (Grand Maître Architecte) aborde la sagesse et l’architecture universelle, le 18ème degré (Chevalier Rose-Croix) propose une haute réflexion spirituelle sur la fraternité et l’espoir en s’inspirant du christianisme ésotérique, le 30ème degré (Chevalier Kadosh) met en scène la vengeance symbolique des Templiers et l’idéal de justice face à la tyrannie. D’autres grades, comme Chevalier d’Orient et d’Occident (17ème) ou Prince du Royal Secret (32ème), renvoient à des motifs bibliques (retour de l’exil, reconstruction du Temple) ou ésotériques (synthèse finale des mystères). L’ensemble du Rite Écossais Ancien Accepté se veut un ordre initiatique traditionnel, spiritualiste et universaliste, apte à « coller » à chaque époque tout en transmettant un patrimoine symbolique ancien. Aujourd’hui, ce Rite demeure pratiqué sur tous les continents, que ce soit dans la franc-maçonnerie libérale ou dans la maçonnerie dite régulière (sous l’intitulé Ancient and Accepted Scottish Rite dans les pays anglo-saxons).
Le Rite Écossais Rectifié (R.E.R.)
Le Rite Écossais Rectifié – ou plus exactement Régime Écossais Rectifié – est un système maçonnique de hauts grades fondé sur des principes chrétiens et chevaleresques assumés. Son élaboration, complexe, s’est déroulée en France dans les années 1770 sous l’impulsion du lyonnais Jean-Baptiste Willermoz. Celui-ci, disciple du théurge Martinès de Pasqually et membre de la Stricte Observance Templière, chercha à « rectifier » (réformer) cette dernière en y intégrant une dimension spirituelle plus épurée et en écartant la tutelle d’illustres Supérieurs Inconnus fictifs. Après un convent préliminaire à Lyon en 1778 (Convent des Gaules) et plusieurs réunions en Allemagne, le Convent général de Wilhelmsbad en 1782 consacre officiellement le Régime Écossais Rectifié. Ce convent, présidé par le duc Ferdinand de Brunswick, réunit des délégués de toute l’Europe maçonnique. Les participants y décident notamment d’abandonner toute prétention à une filiation historique directe avec l’Ordre du Temple (qui caractérisait la Stricte Observance), tout en conservant la légende templière comme source d’inspiration symbolique. Ils adoptent des rituels révisés pour les degrés symboliques et hauts grades, intégrant aussi certains éléments mystiques de l’Ordre des Élus Coëns de Martinès. Le résultat est un rite cohérent, profondément christianisé, qui sera pratiqué surtout en France, Suisse et plus tard en Belgique.
Le R.E.R. comporte originellement six grades au total, dont les deux derniers relèvent d’un ordre chevaleresque chrétien interne. Les grades 1 à 3 (Apprenti, Compagnon, Maître) constituent les grades symboliques rectifiés, avec des rituels très proches de la tradition française du 18ème siècle. Le 4ème grade, propre au R.E.R., est celui de Maître Écossais de Saint-André (appelé aussi Maître Écossais, ou Maître Écossais Vert) : il fait office de pont entre la loge symbolique et l’ordre intérieur. Au-delà, le Régime comprend un Ordre Intérieur subdivisé en deux étapes : d’abord le grade d’Écuyer Novice (5ème), puis celui de Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte (C.B.C.S., 6ème grade). Ces deux grades chevaleresques sont conférés au sein de Préfectures et de Grands Prieurés, en dehors des loges bleues. Notons qu’historiquement, le Régime Écossais Rectifié prévoyait encore deux degrés secrets ultérieurs (dit Profès et Grand Profès, purement spirituels), mais ceux-ci n’ont été que rarement pratiqués.
Le Régime Rectifié se singularise par son essence chrétienne déclarée. Ses rituels et obligations imposent dès l’origine aux membres d’« être fidèles à la religion chrétienne » et de vivre selon les vertus de la chevalerie évangélique (charité, humilité, dévouement). Le R.E.R. représente en quelque sorte la branche mystique et spiritualiste de la franc-maçonnerie des Lumières : il s’inscrit dans le courant illuministe du 18ème siècle, qui coexistait alors avec le courant rationaliste plus voltairien. Sur le plan symbolique, les trois premiers degrés rectifiés restent assez proches de la maçonnerie “classique”, quoique enrichis de quelques particularités (insistance sur la réintégration spirituelle de l’homme déchu, influence des écrits de Saint-Martin et de l’illuminisme chrétien). C’est surtout dans les hauts grades que la spécificité ressort : le Maître Écossais de Saint-André prépare le candidat à entrer dans la chevalerie intérieure en le liant à l’Ordre de Saint-André (saint patron des Écossais) et en le dotant de la parole perdue retrouvée. Puis, le chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte est invité à défendre symboliquement une “Cité sainte” (image de la Jérusalem céleste) par ses vertus et ses actes de bienfaisance. Le choix du terme Bienfaisant indique l’importance de la philanthropie et de la morale chrétienne dans ce rite. Le mythe templier affleure en arrière-plan (les C.B.C.S. se considèrent comme des successeurs spirituels des chevaliers du Temple, engagés dans un combat allégorique contre le Mal), mais il ne s’accompagne d’aucune revendication d’héritage historique réel – au contraire, la rupture avec la lignée templière effective fut prononcée en 1782.
Le Rite de Perfection et les autres rites écossais historiques
Le Rite de Perfection (Ordre du Royal Secret) mérite une mention particulière car il constitue l’ancêtre direct du Rite Écossais Ancien Accepté. Comme évoqué plus haut, il s’agit d’un système de hauts grades à 25 degrés formé progressivement par Étienne Morin et ses collaborateurs dans les années 1760. Son sommet, le 25ème degré intitulé Prince du Royal Secret, coiffe une séquence de grades comprenant notamment le Maître Parfait, le Maître Élu, le Chevalier d’Orient, le Chevalier Rose-Croix et le redoutable Chevalier Kadosh. Diffusé d’abord aux Antilles (Saint-Domingue, Jamaïque) puis en Amérique du Nord (New York, Charleston), le Rite de Perfection fut la première concrétisation d’un “haut système” écossais unifié. S’il n’est plus pratiqué en tant que tel de nos jours (hormis par quelques organisations dites Cernéennes se réclamant de la filiation de Morin), son intégration quasi complète dans le Rite Écossais Ancien Accepté en fait un jalon essentiel de l’histoire de l’Écossisme.
Doctrine et dimensions symboliques de l’Écossisme
Thématiques et philosophie des hauts grades
Les hauts grades écossais se distinguent des degrés symboliques de base par l’approfondissement des thèmes initiatiques et l’élargissement du cadre historique et légendaire. Alors que les trois premiers degrés se concentrent sur la construction (et la perte) du Temple de Salomon et sur des enseignements moraux fondamentaux, les grades au-delà du Maître explorent de nouveaux horizons spirituels, philosophiques et ésotériques.
Une caractéristique marquante de l’Écossisme est l’introduction massive du motif chevaleresque. De nombreux hauts grades font de l’initié un chevalier investi d’une mission symbolique. Le Chevalier d’Orient (présent dans plusieurs rites, vers le 15ème degré) transforme le Maçon en défenseur du peuple hébreu libéré de Babylone, combattant pour rebâtir le Temple. Le Chevalier Rose-Croix fait du Maçon un pèlerin spirituel méditant sur la parole du Christ et la résurrection symbolique. Le Chevalier Kadosh, lui, l’élève au rang d’un vengeur mythique des Templiers, incarnant la justice immanente contre l’arbitraire des puissants. Ces figures chevaleresques servent à transmettre des valeurs de bravoure, d’honneur, de droiture morale, tout en inscrivant la franc-maçonnerie dans une continuité imaginaire avec les ordres chevaleresques du passé.
À côté de la chevalerie, les hauts grades intègrent des éléments prononcés de spiritualité religieuse et mystique. Dans le Rite Écossais Rectifié, cette dimension est explicitement chrétienne : le but est la réintégration de l’homme en Dieu, via une purification intérieure, selon la théologie mystique du 18ème siècle. Dans le Rite Écossais Ancien Accepté, la spiritualité est plus œcuménique mais bien présente : le degré de Rose-Croix (18ème) en est l’exemple le plus célèbre, véhiculant un message de foi, d’espérance et de charité sous un voile allégorique christique (la rose éclose sur la croix). D’autres grades empruntent aux textes bibliques ou apocryphes des scénarios édifiants – le Prince de Jérusalem (16^e) fait ainsi revivre l’histoire d’Esdras et de la reconstruction du Temple, symbole d’un nouvel espoir après l’épreuve de l’exil. L’inspiration biblique côtoie parfois l’inspiration ésotérique : le Chevalier du Soleil (grade d’illuminisme alchimique apparu vers 1750) propose un enseignement imprégné des idées vitalistes de Paracelse, avec un tableau de loge inspiré de l’Azoth de Basile Valentin. Ce syncrétisme est typique de l’Écossisme : il incorpore volontiers des éléments d’hermétisme, de kabbale et d’alchimie dans ses rituels. On retrouve ainsi des références aux symboles alchimiques (soufre, mercure, sel) dans certains grades, à la science des nombres et des lettres sacrées, ou encore aux arcanes astrologiques, autant d’éléments étrangers aux grades bleus mais prisés au siècle des Lumières dans les cercles initiés.
Sur le plan philosophique et moral, les hauts grades approfondissent la réflexion éthique du franc-maçon et l’adaptent aux enjeux de l’époque. Nés en plein siècle des Lumières, ils intègrent les idéaux de progrès moral et d’émancipation intellectuelle propres à ce mouvement. Des grades comme Grand Écossais de Saint André ou Grand Inspecteur Inquisiteur mettent l’accent sur la connaissance de soi, la recherche de la vérité et la lutte contre l’ignorance et le fanatisme. D’autres, tel Souverain Prince Rose-Croix, enseignent la tolérance universelle et la fraternité transcendant les dogmes. Globalement, l’Écossisme a servi de véhicule pour diffuser au sein de la franc-maçonnerie des concepts humanistes et des valeurs des Lumières (liberté de conscience, perfectibilité de l’homme, primauté de la raison éclairée par la foi ou la sagesse). Ceci coexiste avec l’autre versant plus occulte : on observe ainsi un délicat équilibre entre rationalisme et occultisme dans nombre de hauts grades, reflet de la dualité de la culture du 18ème siècle. L’exemple du Rite Écossais Ancien Accepté est parlant : il a su intégrer à la fois la tradition hermétique et l’idéal rationaliste, en témoigne la succession d’influences du 12ème, 18ème et 30ème degrés déjà évoquée.
Enfin, il convient de souligner la dimension initiatique interne des hauts grades écossais. Plus on s’élève dans la hiérarchie des degrés, plus l’enseignement est présenté comme profond, potentiellement accessible à un cercle réduit de maçons éprouvés. Cette gradation vise moins à créer une élite ésotérique qu’à fournir un parcours pédagogique par étapes : chaque degré est censé apporter une “lumière” nouvelle à l’initié méritant. En ce sens, les hauts grades complètent la formation du Maître maçon en élargissant son horizon intellectuel et spirituel. Ils invitent le franc-maçon à une quête continue de perfectionnement, symbolisée par l’échelle ascendante des degrés (parfois représentée dans l’iconographie par l’échelle de Jacob ou une échelle mystérieuse à plusieurs échelons). On notera toutefois que cette progression n’est pas à comprendre dans un sens d’autorité ou de supériorité : dans la franc-maçonnerie régulière, un 33^e degré n’a aucune autorité sur un Maître Maçon de 3^e degré dans une loge bleue. La progression écossaise est avant tout intérieure et symbolique, chaque grade étant “supérieur” seulement par la connaissance qu’il confère et non par le pouvoir qu’il délègue.
Sources doctrinales et influences de l’Écossisme
Les multiples inspirations de l’Écossisme reflètent l’éclectisme culturel du 18ème siècle. On peut en distinguer quatre principales :
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L’idéal chevaleresque médiéval : c’est l’une des sources les plus évidentes. Le mythe des Templiers est omniprésent dans l’histoire des hauts grades. La fameuse légende templière – selon laquelle les franc-maçons seraient les héritiers des chevaliers du Temple dissous au 14ème siècle – apparaît dès les années 1750 en Allemagne et en France. Elle fournit une trame romanesque à plusieurs rites (Stricte Observance, Rectifié, Kadosh du R∴É∴A∴A∴), même si elle est reconnue comme une fiction historique. Au-delà des Templiers, l’Écossisme puise dans la chevalerie un symbolisme de la lutte du Bien contre le Mal, de la quête du Temple (spirituel) perdu et de la restauration d’un ordre juste. Des degrés comme Chevalier de l’Épée, Chevalier de l’Aigle, Chevalier du Soleil, Chevalier de Saint-André, déclinent sous diverses formes la figure du chevalier maçon, tantôt croisé, tantôt templier, tantôt chevalier mystique. Cet imaginaire chevaleresque confère aux hauts grades prestige et verticalité, tout en servant de véhicule à une éthique exigeante (courage, loyauté, sens du sacrifice).
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La spiritualité judéo-chrétienne et biblique : nombre de hauts grades s’enracinent dans des épisodes de l’Ancien Testament ou font référence à la tradition chrétienne. Outre les exemples déjà cités (grades d’Orient et de Rose-Croix), on peut mentionner le grade de Noachite (ou Chevalier Prussien, 21ème du R∴É∴A∴A∴) qui évoque la légende du juste Noé, celui de Prince de Liban (22^e) qui fait allusion aux ouvriers du bois de cèdre envoyés par Hiram, ou encore Écossais de Saint André dans le R.E.R. qui place le rite sous le patronage d’un apôtre. La dimension spirituelle s’exprime aussi dans les prières, invocations et beatitudes qui émaillent les rituels de hauts grades. Dans les rites explicitement chrétiens (R.E.R., certains chapitres du Rite Français), la doctrine s’apparente à un ésotérisme chrétien : le but ultime est l’union à Dieu (la vision de la Sainte Cité au R.E.R., la parole retrouvée au Rose-Croix signifiant le Verbe divin). Même dans le R∴É∴A∴A∴, qui est ouvert à toutes les religions monothéistes, on perçoit l’influence de la théologie judéo-chrétienne (par ex. usage fréquent du Ternaire 3-5-7, allusion à la Nouvelle Jérusalem). Cette source doctrinale ancre l’Écossisme dans une tradition moraliste et théologique : il s’agit d’élever l’âme du maçon vers des principes divins universels, au-delà du simple décorum chevaleresque.
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L’ésotérisme hermétique et occultiste : parallèlement à la religion révélée, l’Écossisme emprunte aux courants ésotériques et aux sciences occultes de la Renaissance. Comme indiqué, le grade du Chevalier du Soleil est un exemple de greffe alchimique dans la maçonnerie. De même, le grade de Philosophe Inconnu (dérivé des enseignements de Louis-Claude de Saint-Martin, appelé ainsi le “philosophe inconnu”) apparaît dans certaines variantes de rites écossais, prônant une forme de théosophie mystique. La Kabbale, popularisée par des auteurs comme Martinez de Pasqually et plus tard Éliphas Lévi, a aussi laissé des traces : le symbolisme des 10 sephiroth se retrouve dans le degré de Chevalier du Royal Axe (ou Prince du Liban) via les 10 colonnes de l’édifice, les 22 lettres hébraïques sont évoquées dans le degré de Prince du Tabernacle,... Les hauts grades ont servi de refuge à des notions ésotériques que la maçonnerie bleue, plus rationnelle, n’intégrait pas. Le grade de Maître Écossais dès son apparition vers 1740 comportait un mot sacré mystérieux (Mahaban) et des allégories ésotériques sur la parole perdue que n’avaient pas les trois premiers grades. L’influence du rosicrucianisme est patente dans le degré de Rose-Croix (le nom même vient de la fraternité mythique des “Rose-Croix” du 17ème siècle). Ainsi, l’Écossisme a agrégé divers courants occultes – alchimistes, néoplatoniciens, kabbalistes, mystiques – qui existaient en marge de la société érudite depuis la Renaissance. Cette dimension ésotérique confère aux hauts grades une profondeur symbolique supplémentaire, mais peut aussi les faire apparaître plus “obscurs” aux yeux des non-initiés, tant les références y sont multiples et parfois cryptiques.
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La philosophie morale et les Lumières : enfin, le contexte du 18ème siècle a imprégné l’Écossisme d’un certain rationalisme et d’idéaux philosophiques. On trouve dans les rituels des hauts grades des références explicites aux vertus cardinales (prudence, tempérance, force, justice), aux devoirs de l’homme et du citoyen, voire aux droits naturels. Le Rite Écossais Philosophique (comme son nom l’indique) mettait l’accent sur la quête de la sagesse et le perfectionnement moral de l’homme. De façon générale, les hauts grades prétendent conduire le maçon vers une sagesse supérieure, une gnose maçonnique, qui englobe la morale universelle. Il s’agit d’achever l’édification intérieure esquissée dans la loge bleue : si le Maître Maçon a reçu la lumière, le haut initié doit apprendre à en rayonner pleinement dans le monde. Cette philosophie de l’illumination progressive est en accord avec l’esprit des Lumières, qui valorise l’idée de progrès de l’esprit humain. D’ailleurs, le R∴É∴A∴A∴, né en 1801, se décrira plus tard comme un ordre « progressif » où l’on s’élève par degrés de connaissance et de mérite. On peut voir là l’influence de la franc-maçonnerie américaine post-indépendance (Charleston), teintée d’idéaux démocratiques : au 30ème degré Kadosh, l’accent est mis sur la lutte contre la tyrannie et l’obscurantisme, ce qui fait écho aux valeurs républicaines naissantes. En somme, la philosophie des hauts grades oscille entre une quête de vérité ésotérique et un engagement éthique dans la société : les “Chevaliers maçons” sont invités à travailler à la fois à leur perfection spirituelle et au bonheur de l’humanité, concrétisant la double injonction de s’améliorer soi-même pour améliorer le monde.
Organisation de l’Écossisme et rôle dans la franc-maçonnerie globale
Loges bleues et hauts grades : une complémentarité structurée
Dans l’architecture globale de la franc-maçonnerie, les hauts grades de l’Écossisme viennent compléter sans les remplacer les trois degrés fondamentaux. La loge symbolique (dite loge bleue) demeure le socle de l’Ordre : c’est en son sein que l’on initie les profanes et que l’on forme les maîtres maçons. Nul ne peut accéder aux hauts grades sans avoir préalablement obtenu la maîtrise maçonnique dans une obédience symbolique régulière. Les systèmes écossais se présentent donc comme des cheminements optionnels post-maîtrise, proposés à ceux qui souhaitent poursuivre l’aventure initiatique plus loin.

Historiquement, cette articulation s’est parfois révélée délicate. Au 18ème siècle, les hauts grades se développèrent d’abord de façon autonome, via des chapitres ou conseils souvent indépendants des Grandes Loges symboliques. Cela entraînait des conflits de juridiction, les Grandes Loges voyant d’un mauvais œil l’existence de « loges écossaises » échappant à leur contrôle. Par exemple, la Grande Loge de France sous le comte de Clermont n’avait pas autorité sur les Mères-Loges écossaises qui conféraient des grades supérieurs. Pour remédier à cette dualité, une solution de compromis a émergé : confier la gestion des grades symboliques aux Grandes Loges, et celle des hauts grades à des instances spécifiques créées à cet effet, en assurant la complémentarité des deux niveaux. C’est le modèle qui triomphe au 19ème siècle avec l’établissement des Suprêmes Conseils du Rite Écossais Ancien Accepté.
Dans un Rite Écossais Ancien Accepté typique, les loges bleues (1er au 3ème degré) sont placées sous l’obédience d’une Grande Loge ou d’un Grand Orient national, tandis que les degrés 4 à 33 sont placés sous la juridiction d’un Suprême Conseil du 33ème degré. Ce Suprême Conseil est un organisme autonome, composé de hauts dignitaires (33ème) et dirigé par un Souverain Grand Commandeur. Il délivre les patentes pour constituer les ateliers de hauts grades (chapitres, aréopages, consistoires) et veille à l’orthodoxie des rituels supérieurs. Ce modèle superposé a l’avantage de clarifier les compétences : la Grande Loge s’occupe de la “maçonnerie symbolique”, le Suprême Conseil de la “maçonnerie écossaise” au-delà. Les deux structures sont égales en dignité et collaborent pour le bien de l’Ordre, souvent liées par des traités.
En France, cette articulation a pris des formes variées selon les époques. Au 19ème siècle, on a ainsi vu coexister deux grandes obédiences distinctes mais complémentaires : le Grand Orient de France (qui pratiquait principalement le Rite Français en loges symboliques et administrait ses chapitres de hauts grades associés) et la Grande Loge de France (reconstituée en 1894 sous l’impulsion du Suprême Conseil du R∴É∴A∴A∴, afin de gérer les loges bleues travaillant au Rite Écossais Ancien Accepté). C’est ce que résume l’historien Charles Porset en notant qu’à la fin du 19ème siècle la franc-maçonnerie française se structurait selon deux obédiences et deux rites différents – l’un tourné vers le Rite Français/Grand Orient, l’autre vers le Rite Écossais/Grande Loge liée au Suprême Conseil. De nos jours encore, le paysage maçonnique français reflète cette pluralité : le GODF continue de transmettre les grades de son Rite Français via un Grand Chapitre Général, tandis que le REAA est pratiqué dans plusieurs obédiences (GLDF, GLNF, etc.) avec leurs propres organes de hauts grades.
Outre les Suprêmes Conseils, l’Écossisme a ses structures internes propres selon les rites : le Régime Écossais Rectifié possède des Grands Prieurés nationaux pour administrer les chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, distincts des Grandes Loges qui gèrent les loges bleues rectifiées. De même, le Rite de Misraïm et Memphis (à caractère égyptien) a eu ses Hiérophanies spécifiques. Ces organismes de hauts grades sont souvent moins visibles du grand public, mais ils constituent le maillage administratif de la Haute Maçonnerie. Ils organisent les convents (assemblées) des hauts gradés, maintiennent la cohérence des rituels et veillent à la transmission régulière des degrés. Souvent dirigés par des conseils de Souverains Grands Inspecteurs ou équivalents, ils peuvent rassembler des maçons de diverses obédiences symboliques, créant ainsi un lien transversal par-delà les divisions entre loges bleues.
Un aspect crucial à comprendre est que l’Écossisme ne vise pas à établir une hiérarchie de personnes au-dessus des maîtres maçons, mais bien une hiérarchie de connaissances et de grades symboliques. Dans la pratique, un Vénérable Maître présidant une loge bleue reste souverain dans sa loge, même en présence de visiteurs possédant des hauts grades. Réciproquement, dans une tenue (réunion) de hauts grades, on considère les frères selon le plus haut degré atteint. Ainsi, un même individu peut porter différentes « casquettes » selon qu’il se trouve en loge symbolique ou en chapitre écossais. L’ensemble forme un édifice cohérent où la loge bleue est la base indispensable, et les grades écossais, la superstructure venant parachever le travail initiatique. Cette complémentarité est souvent symbolisée par l’image de deux colonnes ou de deux ailes d’un même bâtiment : la franc-maçonnerie symbolique d’un côté, la franc-maçonnerie des hauts grades de l’autre, œuvrant conjointement à l’édification du Temple idéal.
L’Écossisme dans le contexte international et comparaisons
Si l’Écossisme est très développé en Europe continentale et en Amérique latine, il convient de le situer par rapport aux formes de “haute maçonnerie” pratiquées dans les pays anglo-saxons. En Grande-Bretagne et dans la tradition de la Grande Loge unie d’Angleterre (UGLE), l’attitude envers les hauts grades fut historiquement différente. Dès l’Acte d’Union de 1813 entre les deux Grandes Loges anglaises, il fut déclaré que « la pure et ancienne Maçonnerie consiste en trois degrés et pas davantage, à savoir ceux d’Apprenti, Compagnon et Maître, y compris le Royal Arch ». Ainsi, la seule “extension” officiellement reconnue comme partie intégrante de la maçonnerie fut le grade de Royal Arch (Arche Royale), considéré en Angleterre comme la culmination du 3ème degré plutôt qu’un haut grade séparé. À l’exception de ce Royal Arch, les autres grades au-delà de Maître furent relégués au statut de Side Degrees (degrés latéraux), c’est-à-dire d’ordres indépendants, non obligatoires et sans lien organique avec les loges symboliques.
De ce fait, dans le monde anglo-saxon, il n’y a pas eu un développement unifié et centralisé de l’Écossisme comparable à celui de la France. À la place, s’est constitué un éventail d’ordres concordants distincts, chacun gérant ses propres grades et recrutant parmi les Maîtres Maçons ou parmi les Royal Arch. En Angleterre, un franc-maçon peut rejoindre l’Ordre des Mark Masons (Maçon de Marque), l’Ordre des Chevaliers Templiers (Knights Templar, distinct du Kadosh écossais), l’Ordre de la Croix Rouge de Constantin, l’Arc Royal (Royal Arch) déjà mentionné, l’Ancient and Accepted Rite (nom local du Rite Écossais Ancien Accepté, réservé aux chrétiens et limité à 33 membres par degré supérieur, donc assez élitiste), l’Ordre Royal d’Écosse (Heredom de Kilwinning, importé d’Écosse) ou encore l’Allied Masonic Degrees. Chacun de ces systèmes a sa propre légitimité historique et ses symboles. Il n’est pas rare qu’un Maçon anglais ou américain participe à plusieurs de ces ordres en parallèle, construisant son propre parcours de hauts grades à la carte. Cette approche diffère de la notion d’Écossisme continental où, souvent, un frère suit principalement un seul rite complet.
Toutefois, le Rite Écossais Ancien Accepté a aussi essaimé dans les pays anglo-saxons, en particulier aux États-Unis où il s’est implanté dès le début du 19ème siècle. Aux USA, le Scottish Rite est aujourd’hui l’un des deux grands systèmes de hauts grades, l’autre étant le York Rite (qui réunit en un chemin cohérent le Royal Arch, les Cryptic Masons et les Knights Templar, plus quelques degrés connexes). Le Scottish Rite américain se subdivise en deux juridictions (Nord et Sud) et a initié des centaines de milliers de membres au 20ème siècle, contribuant à populariser l’Écossisme outre-Atlantique. Néanmoins, une différence de taille est que ces hauts grades restent subordonnés au fait d’être Maître dans une loge bleue relevant d’une Grande Loge d’État. Ainsi, même aux États-Unis où le Scottish Rite est puissant, il ne prétend pas se suffire à lui-même : il s’adresse à des maçons déjà « Blue Lodge Masons » et travaille en bonne intelligence avec les Grandes Loges.
On peut également évoquer le cas particulier des pays scandinaves avec le Rite Suédois (ou Rite de Suède, créé au 18ème). Ce rite, pratiqué dans les Grandes Loges de Suède, Norvège, Danemark et quelques loges en Allemagne, est un système à 10 degrés (ou 11 en comptant un degré administratif) de caractère purement chrétien, directement inspiré par la Stricte Observance Templière. Il est très proche, dans l’esprit, du Régime Écossais Rectifié, mais intégré structurellement à l’obédience (un franc-maçon suédois progresse normalement du 1er au 10ème degré au sein de sa Grande Loge, sans organisme séparé). Le Rite Suédois montre qu’il existe des formes de haute maçonnerie en dehors du giron latin qui partagent des similarités avec l’Écossisme (notamment l’élitisme chevaleresque et mystique), tout en ayant leur autonomie.
Ainsi, depuis son émergence il y a plus de deux siècles et demi, l’Écossisme maçonnique n’a cessé d’intriguer, de passionner et d’évoluer. Parti d’innovations parfois qualifiées d’« hétérodoxes » par les Grandes Loges de l’époque, il a su se structurer en rites pérennes qui font désormais partie intégrante de l’édifice maçonnique universel. Que ce soit par le prisme du Rite Écossais Ancien et Accepté – véritable encyclopédie initiatique en 33 degrés – ou par la voie plus intime du Régime Écossais Rectifié – chevaleresque et mystique – ou encore par l’étude des innombrables grades aujourd’hui historiques, le franc-maçon découvre dans la Haute Maçonnerie un vaste champ d’exploration symbolique. L’Écossisme a apporté à la franc-maçonnerie une profusion de mythes, de rituels élaborés, de joyaux et décors somptueux, mais aussi de réflexions métaphysiques et d’enseignements ésotériques qui enrichissent la démarche initiatique.