Depuis les premiers récits sacrés jusqu’aux pages des grimoires et traités médiévaux, la figure du diable s’est construite par étapes, avec des visages et des appellations qui reflètent autant l’évolution des sociétés que la diversité des traditions religieuses et ésotériques. Adversaire céleste, tentateur, esprit de rébellion, prince des enfers ou maître des illusions,... L’image moderne du diable n’est pas née d’un seul texte ni d’une seule époque, mais de la rencontre et de la fusion progressive de figures parfois très différentes. Exploration.
L’adversaire et l’accusateur dans la Bible
Le terme le plus ancien que l’on rencontre dans les textes hébraïques est śāṭān, un mot commun qui signifie « adversaire » ou « accusateur ». Dans les premiers livres de la Bible, ce mot n’est pas un nom propre mais un rôle. Dans le Livre de Job, ha-satan est un membre de la cour divine qui agit comme procureur céleste : il met à l’épreuve la loyauté des hommes en présentant à Dieu des arguments sur leur faiblesse. Il ne s’oppose pas encore à Dieu en tant qu’ennemi absolu ; il en est plutôt un serviteur chargé d’une mission précise. On retrouve ce sens dans le Premier Livre des Chroniques, où satan désigne un opposant humain, ou dans le Livre de Zacharie, où il conteste la légitimité du grand prêtre Josué.
Au fil des siècles, la littérature intertestamentaire – les textes écrits entre l’Ancien et le Nouveau Testament – donne à cette figure un visage plus distinct et une fonction plus autonome. Dans le Livre d’Hénoch, les anges déchus, menés par Shemihaza ou par d’autres chefs célestes, transmettent aux hommes des savoirs interdits et provoquent leur chute. Dans les écrits de Qumrân, un personnage nommé Mastema apparaît comme chef des esprits mauvais et rival direct du peuple de Dieu. Cette évolution progressive prépare l’identification future de Satan au chef des forces hostiles à Dieu, et non plus à un simple officier du tribunal céleste.
Du diabolos au tentateur dans le Nouveau Testament
Avec les Évangiles, le diable prend une dimension plus nette. Les auteurs grecs utilisent le mot diabolos, qui signifie « calomniateur » ou « celui qui divise », pour désigner l’ennemi spirituel. Dans les récits de la tentation au désert, il met le Christ à l’épreuve en lui proposant le pouvoir, la gloire et la satisfaction des besoins matériels. Ce rôle de tentateur devient central et restera l’un des aspects les plus marquants de la figure diabolique.

Le Nouveau Testament recourt aussi à des titres qui peignent différents traits de cet adversaire : « le Malin », pour insister sur sa ruse ; « le Prince de ce monde », pour souligner son emprise sur les affaires humaines ; « l’Ancien Serpent », qui renvoie directement à l’épisode de la Genèse ; ou encore « le Dragon », dans l’Apocalypse, image de la puissance destructrice qui combat les saints. Ces désignations ne sont pas interchangeables, car chacune met en lumière une facette particulière de l’opposant. Elles témoignent de la manière dont les premiers chrétiens ont perçu un être à la fois séducteur, accusateur et dominateur.
Lucifer, du porteur de lumière à l’ange déchu
Le nom Lucifer provient du latin et signifie « porteur de lumière ». Il traduit dans la Vulgate de Jérôme le terme hébreu heylel présent dans Isaïe 14:12, qui évoque l’astre du matin, c’est-à-dire la planète Vénus. Dans le texte original, il s’agit d’une métaphore visant le roi de Babylone, dont l’ascension fulgurante et la chute brutale sont comparées à celles de l’étoile du matin qui disparaît à l’aube.

Les Pères de l’Église, notamment Origène, Augustin et Grégoire le Grand, ont interprété ce passage comme une allusion à un ange brillant, comblé d’honneurs, mais tombé dans l’orgueil et précipité du ciel. À partir de cette lecture, Lucifer devient synonyme de l’ange déchu, identifié à Satan. Cette interprétation s’est imposée dans la théologie et a marqué durablement la littérature et l’art : le nom évoque désormais la beauté originelle pervertie par l’orgueil, la lumière transformée en ténèbres. Dans l’imaginaire médiéval et renaissant, Lucifer n’est plus seulement un nom, mais une histoire en soi : celle de la rébellion et de la chute.
Belzébuth et les divinités renversées
Belzébuth dérive du nom Ba‘al Zəbûb, « seigneur des mouches », mentionné dans le Deuxième Livre des Rois comme divinité philistine vénérée à Éqron. Dans ce contexte, il s’agissait probablement d’un dieu guérisseur ou protecteur. Les auteurs bibliques en ont fait une figure dépréciée, et dans le Nouveau Testament, Belzébuth devient le « prince des démons » accusé d’être la source des pouvoirs des exorcistes non chrétiens.
Ce passage d’une divinité locale à un démon majeur illustre un processus fréquent : les dieux des religions concurrentes sont réinterprétés comme des esprits malveillants. À mesure que le christianisme se répand, il absorbe et transforme les noms d’anciennes divinités en les plaçant dans la hiérarchie infernale. Belzébuth, associé à la corruption et à l’infestation, incarne cette dynamique. Au Moyen Âge, il prend place aux côtés de Satan et de Lucifer comme l’un des grands noms du mal, parfois même considéré comme son égal ou son second.
Figures gnostiques et adversaires planétaires
Les traditions gnostiques des premiers siècles offrent une perspective différente sur l’adversaire. Pour des groupes comme les Ophites ou les Sethiens, le monde matériel n’est pas l’œuvre du Dieu suprême, mais celle d’un artisan inférieur, le démiurge, imparfait et jaloux. Ce créateur, appelé Ialdabaoth, est décrit comme un lion à tête humaine ou un dragon, et identifié à l’astre Saturne. Autour de lui gravitent des archontes, puissances planétaires qui contrôlent chaque sphère céleste et empêchent l’âme de retourner vers la lumière divine.
Ces archontes portent des noms étranges : Astaphaïos, Sabaoth, Horaios,… Chacun règne sur une planète et incarne une force limitative ou trompeuse. L’âme qui souhaite se libérer doit connaître leurs noms et leurs attributs pour les dépasser. Si cette vision ne s’est pas imposée dans le christianisme officiel, elle a influencé certains courants ésotériques et a nourri la représentation médiévale d’un diable maître de plusieurs légions et de multiples domaines.
Iblis et Shaytan dans l'Islam
Dans le Coran, Iblis est l’esprit qui refuse de se prosterner devant Adam lorsque Dieu l’ordonne aux anges. Créé de feu, il se considère supérieur à l’homme formé d’argile et, par orgueil, rejette l’ordre divin. Pour ce refus, il est banni mais obtient un délai jusqu’au Jour du Jugement pour tenter les humains. Shaytan désigne de manière générale les démons et esprits malfaisants, et Iblis en est le chef.

La tradition islamique développe ce portrait : Iblis est l’instigateur des mauvaises pensées, l’ennemi qui détourne du droit chemin. Il ne règne pas sur un enfer peuplé de damnés, mais agit dans le monde présent, dans le cœur et l’esprit des hommes. Son rôle rappelle à la fois le Satan accusateur des anciens textes hébraïques et le tentateur du Nouveau Testament, mais il conserve une place et un caractère propres à la théologie musulmane.
La démonologie médiévale entre Belial, Asmodée, Léviathan et autres
À partir du Moyen Âge, la pensée théologique, la prédication et la littérature magique enrichissent considérablement la liste des noms diaboliques. Les auteurs ne parlent plus seulement de Satan ou de Lucifer, mais décrivent une véritable cour infernale, avec ses princes, ses ducs et ses légions.
Belial, qui dans les textes bibliques désigne l’absence de valeur ou de loyauté, devient un démon personnifié, symbole de la corruption et de la désobéissance à Dieu. Asmodée, mentionné dans le Livre de Tobie comme esprit jaloux qui tue les prétendants de Sara, est repris par la tradition salomonienne comme démon de la luxure et gardien de trésors cachés. Léviathan, grand monstre marin évoqué dans le Livre de Job et les Psaumes, est interprété comme incarnation du chaos et de la voracité infernale.
Ces noms sont intégrés aux grimoires, qui leur attribuent des sceaux, des attributs et des fonctions précises. Ils deviennent des forces spécialisées au service d’un pouvoir infernal central, et chaque nom, loin d’être un simple synonyme du diable, représente un aspect particulier de son action.
Méphistophélès et le diable humanisé à la Renaissance
La Renaissance voit naître des représentations plus complexes du diable. L’humanisme et la redécouverte des traditions antiques inspirent des portraits où l’adversaire n’est plus seulement un monstre ou un tentateur, mais un interlocuteur rusé et séduisant. Méphistophélès, apparu dans les légendes du savant Faust, illustre cette évolution. Ce nom n’est pas tiré des Écritures, mais il devient emblématique du diable qui conclut des pactes et offre savoir, richesses ou plaisirs en échange de l’âme.

Dans les pièces de Marlowe et de Goethe, Méphistophélès est un personnage à part entière, avec des répliques brillantes et une présence presque humaine. Il prolonge la tradition médiévale du tentateur, tout en l’adaptant à une époque fascinée par la connaissance et les limites de l’ambition humaine.
Ainsi, chaque appellation porte la trace d’un temps, d’un imaginaire et d’un contexte spirituel particulier. Ces noms sont des fragments d’histoires, de visions et de peurs transmises d’âge en âge, façonnant un personnage plus complexe qu'il n'y paraît.