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Jeunesse et formation |
Joséphin Péladan (1858-1918) est un homme de lettres français connu pour son rôle majeur dans le symbolisme et l’occultisme fin-de-siècle. Écrivain prolifique, critique d’art et adepte d’ésotérisme, il fonda en 1891 l’Ordre de la Rose-Croix catholique et esthétique du Temple et du Graal, et s’attribua le titre exotique de « Sâr Mérodack », se réclamant d’un ancêtre roi de Babylone. Figure érudite et éclectique de la Belle Époque, Péladan a signé de nombreux romans, manifestes et essais mêlant art et spiritualité. Portrait de ce personnage haut en couleur.
Jeunesse et formation
Né à Lyon le 28 mars 1858 au sein d’une famille catholique traditionaliste, Joseph-Aimé Péladan – qui adoptera plus tard le prénom Joséphin – grandit dans un milieu érudit empreint de ferveur religieuse et d’occultisme. Son père, Louis-Adrien Péladan, est journaliste et fondateur d’une revue religieuse, tandis que son frère aîné Adrien initie très tôt le jeune Joséphin aux doctrines ésotériques. En 1870, la famille s’installe en Avignon où Péladan est scolarisé chez les Jésuites, avant de poursuivre son éducation à Nîmes. Esprit indépendant et fervent, il manifeste un caractère peu conformiste qui lui vaut quelques heurts dans son parcours scolaire. En 1881, Péladan part « à la conquête de Paris » : il s’établit dans la capitale et fréquente les cercles littéraires, faisant la rencontre de l’écrivain Léon Bloy. Ce contexte familial et intellectuel, entre catholicisme ardent et ésotérisme, forge la double orientation de Péladan vers la foi et l’art, et prépare le terrain de son aventure littéraire et occulte.
Succès littéraire et quête ésotérique
En 1884, Joséphin Péladan se fait connaître du grand public avec son premier roman, Le Vice suprême. Ce récit à thèmes ésotériques, préfacé par le célèbre auteur Jules Barbey d’Aurevilly, lui apporte une célébrité immédiate à seulement 26 ans. Fort de ce succès, Péladan commence à développer une œuvre romanesque ambitieuse (La Décadence latine), mêlant symbolisme décadent et mysticisme, où il met en scène la lutte de forces occultes contre la décadence morale de la fin du siècle. Dès cette période, il façonne aussi son personnage public : il prend le nom de Sâr Mérodack Péladan, un pseudonyme d’inspiration babylonienne qui accentue son aura mystérieuse. Parallèlement à sa carrière littéraire, Péladan s’engage profondément dans le milieu occultiste parisien. En 1888, aux côtés de l’écrivain-occultiste Stanislas de Guaita et du médecin Gérard Encausse (connu sous le nom de Papus), il cofonde l’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix, une société ésotérique qui attire nombre d’initiés. Cependant, des divergences apparaissent rapidement au sein du groupe : Péladan reproche à ses confrères leur goût prononcé pour la magie pratique et l’inspiration maçonnique qu’ils donnent à l’ordre, contraires selon lui à la pureté spiritualiste qu’il recherche. Épris d’une vision plus artistique et mystique de l’ésotérisme, il fait scission. En mai 1891, Péladan crée sa propre fraternité, l’Ordre de la Rose-Croix catholique du Temple et du Graal. Il se proclame Grand Maître de ce nouvel Ordre et annonce sa fondation en grande pompe dans le journal Le Figaro. Cette confrérie, moins une école initiatique qu’un cénacle d’artistes, vise à « restaurer en toute splendeur le culte de l’Idéal avec la Tradition pour base et la Beauté pour moyen », convaincue que seule la « magie de l’art » peut sauver la civilisation occidentale de la décadence. À cette fin, le Sâr Péladan oriente dès lors son mouvement vers un projet original mêlant art et spiritualité : les Salons de la Rose-Croix.
Les Salons de la Rose-Croix
En 1892, Joséphin Péladan met en œuvre son grand projet esthético-spirituel en organisant le premier Salon de la Rose-Croix. Conçu comme un « geste esthétique » au service de l’idéal, ce salon d’art réunit du 10 mars au 10 avril 1892, à la galerie Durand-Ruel à Paris, une soixantaine d’artistes français et étrangers sélectionnés par Péladan. Peintres et sculpteurs symbolistes y exposent leurs œuvres imprégnées de spiritualité et de mythologie. L’ouverture de ce premier Salon fait sensation dans le Tout-Paris artistique : des personnalités telles que Paul Verlaine, Émile Zola ou Stéphane Mallarmé figurent parmi les nombreux visiteurs, accueillis au son du prélude de Parsifal de Wagner – compositeur vénéré par Péladan. L’atmosphère y est volontairement empreinte de mystère sacré : décors néo-gothiques, musiques envoûtantes et symboles ésotériques renforcent la dimension rituelle voulue par le Sâr. D’autres Salons de la Rose-Croix suivront annuellement jusqu’en 1897, constituant à chaque fois un événement très attendu de l’avant-garde symboliste. Ces expositions successives attireront des artistes de premier plan – nombre d’élèves du peintre Gustave Moreau, tels Félix Vallotton, Émile Bernard ou Georges Rouault, y participent – même si d’autres, comme Puvis de Chavannes ou Gustave Moreau lui-même, déclinent l’invitation. Au fil des six Salons organisés entre 1892 et 1897, Péladan s’impose comme un ardent défenseur d’un art idéaliste et spiritualisé, en opposition frontale au naturalisme et au matérialisme dominants de la Troisième République. Il publie à cette époque plusieurs manifestes esthétiques – dont l’ouvrage L’Art idéaliste et mystique (1894) – où transparaît sa vaste culture artistique et sa conviction que l’art doit retrouver une fonction sacrée dans la société moderne.
Le retentissement des Salons de la Rose-Croix est considérable dans le Paris de la fin du 19ème siècle. La presse s’en fait l’écho, tantôt admirative de ce renouveau de l’idéalisme, tantôt moqueuse face à l’excentricité du maître d’œuvre. En effet, Péladan cultive volontiers une image théâtrale : il apparaît en public vêtu de robes flamboyantes à l’orientale ou drapé d’un manteau noir orné de symboles, la chevelure longue et la barbe soignée à l’huile de cèdre. Ces affectations lui valent d’être la cible de nombreux caricaturistes et chroniqueurs satiriques, qui le surnomment ironiquement « le Mage d’Épinal » ou « le Sâr pédalant », tournant en dérision ses prétentions de mage et son goût pour la mise en scène. Quoi qu’il en soit, le public afflue aux Salons rosicruciens, curieux de cette alliance inhabituelle entre l’art, la religion et l’occultisme. Péladan y voit l’accomplissement de sa mission : « extirper la laideur du monde moderne » et réconcilier la Beauté et la Foi. Néanmoins, l’expérience des Salons de la Rose-Croix s’avère éphémère. Derrière le succès mondain, des tensions couvent au sein du mouvement. Le rigorisme catholique de Péladan et son caractère entier finissent par lasser ou agacer une partie des artistes et collaborateurs. Des querelles idéologiques éclatent, alimentées par les sarcasmes extérieurs. En 1897, après la sixième exposition, le Sâr Péladan, victime de polémiques, renonce brusquement à poursuivre ces Salons et se retire de la scène publique pour se consacrer de nouveau à l’écriture.
Théâtre, critiques d’art et dernières années
Si Joséphin Péladan se met en retrait des grands événements après 1897, il n’en continue pas moins de déployer sa créativité sur d’autres fronts artistiques. Passionné d’opéra et de théâtre, il s’essaie à la dramaturgie dans l’esprit du “théâtre total” cher aux symbolistes. Dès 1895, il compose plusieurs pièces ésotériques et historiques, telles que Le Fils des étoiles et Babylone, pour lesquelles le jeune compositeur Erik Satie – également « Maître de chapelle » de son Ordre rosicrucien – écrit des partitions originales. Péladan fait également monter sur scène des adaptations ambitieuses de légendes et tragédies antiques : en 1897, il présente Sémiramis puis Œdipe et le Sphinx dans le cadre grandiose des Arènes romaines de Nîmes, offrant au public des spectacles empreints de solennité mystique. Ses expérimentations théâtrales, mêlant décors symbolistes, musique wagnérienne et inspiration biblique, impressionnent même des auteurs étrangers comme August Strindberg, que Péladan rencontre en 1897 et avec qui il noue une estime réciproque durable.
En parallèle, Péladan poursuit son travail de critique d’art et d’essayiste. Fin connaisseur des maîtres anciens et de la Renaissance, il publie de nombreux ouvrages consacrés à l’esthétique et à la peinture. Son érudition sur Léonard de Vinci, par exemple, lui vaut d’être distingué par l’Académie française : en 1909, son recueil Léonard de Vinci, textes choisis reçoit le prestigieux prix Charles-Blanc pour sa contribution à la diffusion de l’œuvre du génie italien. Dans d’autres essais, tels que De Parsifal à Don Quichotte (1906) ou La Philosophie de Léonard de Vinci (1910), il continue de plaider pour un idéal artistique élevé, nourri de spiritualité et d’héritage classique. En dépit de ses accomplissements intellectuels, Péladan voit sa notoriété décliner dans le nouveau siècle. Le climat culturel de l’époque Édouardienne et de la Belle Époque tardive n’est plus aussi réceptif à ses outrances de style et à son discours anti-matérialiste. L’écrivain abandonne progressivement ses tenues excentriques et mène une vie plus discrète, se remariant avec une admiratrice, la peintre Christiane Taylor, et vivotant de critiques d’art publiées ici ou là. Il bénéficie toutefois de quelques reconnaissances tardives, comme en 1914 lorsque l’Académie française lui décerne le prix de Joest pour son ouvrage Nos églises artistiques et historiques, saluant sa connaissance du patrimoine religieux.
Joséphin Péladan s’éteint le 27 juin 1918 à Neuilly-sur-Seine, en pleine Grande Guerre, quasiment oublié du grand public. Il est inhumé à Paris au cimetière des Batignolles. Celui qui fut une figure phare du symbolisme fin-de-siècle et un prophète autoproclamé de l’Art Idéal a ainsi quitté la scène discrètement, après avoir suscité en son temps autant d’admiration fervente que de sarcasmes.
Bien que tombé dans un relatif oubli au cours du 20ème siècle – ses ouvrages n’ont plus été réédités après 1930 et son nom ne figurait déjà plus dans certaines histoires littéraires de l’entre-deux-guerres – Joséphin Péladan demeure aujourd’hui un personnage fascinant pour les historiens de l’art et de l’ésotérisme. Pionnier d’une synthèse inédite entre la tradition mystique et l’avant-garde artistique, il a influencé nombre d’artistes symbolistes de son époque et préfiguré, à sa manière, le rôle du « critique-curateur » moderne mettant l’art au service d’une vision du monde.
