À une époque où le tarot n’était encore qu’un jeu de hasard, un homme en fit le miroir d’une sagesse subtile. Sous le nom d’Etteilla, Jean-Baptiste Alliette, modeste marchand d’estampes parisien du 18ème siècle, révolutionna l’art divinatoire. Visionnaire, audacieux, parfois controversé, il créa le tout premier tarot ésotérique, structura les bases de la cartomancie moderne et affirma que les cartes étaient le fragment oublié d’un savoir venu d’Égypte. Voici l’histoire de celui qui, bien avant Éliphas Lévi ou Papus, ouvrit les portes du tarot hermétique.
Aux origines d’un occultiste des Lumières
Jean-Baptiste Alliette voit le jour à Paris en 1738, en plein cœur du Siècle des Lumières. Issu d’un milieu modeste – son père est maître rôtisseur – le jeune Alliette grandit à une époque où l’attrait pour les sciences rationnelles cohabite avec une fascination tenace pour les arts occultes. De sa jeunesse on ne sait que peu de choses. Adulte, il embrasse d’abord la profession de marchand grainier, comme sa mère, et se marie avec Jeanne Vattier, avec qui il aura un enfant. Vers 1767, sa vie prend un tournant : il se sépare de son épouse et change d’activité pour devenir marchand d’estampes à Paris. Ce commerce de gravures l’immerge dans les cercles artistiques et intellectuels de la capitale, un terreau où germent également les idées ésotériques.
C’est dans cette atmosphère effervescente qu’Alliette s’initie aux savoirs hermétiques. Il s’intéresse de près à l’astrologie, à l’alchimie, à la cabale et aux arts divinatoires. La tradition veut qu’il ait appris très tôt l’art de tirer les cartes : selon ses dires, dès 1757 (il n’a que 19 ans), une révélation lui serait venue sur les pouvoirs des cartes. Peut-être a-t-il rencontré quelque mentor itinérant venu d’Italie – car plus tard Alliette prétendra avoir été initié au tarot en 1751 à Naples, bien avant que quiconque n’en parle en France. Quoi qu’il en soit, dans le Paris ésotérique des années 1760, le goût du mystère et des prédictions gagne toutes les classes sociales. Les cartomanciennes commencent à tirer les cartes aux dames de la bonne société, et Jean-Baptiste Alliette va bientôt se faire un nom dans ce domaine naissant.
La naissance de la cartonomancie
En 1770, Alliette publie anonymement un petit ouvrage qui va marquer l’histoire de la divination : Etteilla, ou manière de se récréer avec un jeu de cartes. Le pseudonyme « Etteilla » n’est autre que l’anacyclique (le renversement) de son patronyme, clin d’œil cryptique qui deviendra son nom de plume. Sous cette signature mystérieuse, il livre le premier traité de cartomancie jamais édité en Occident. Le livre propose de transformer un simple jeu de cartes en instrument de loisir divinatoire – « se récréer » entend-on, pour atténuer l’audace de la pratique. Alliette y utilise le jeu de cartes Piquet (32 cartes ordinaires) et y expose des méthodes de tirage inédites pour l’époque. Il systématise notamment la lecture des cartes à l’endroit et à l’envers, attribuant un sens aux cartes retournées, ce qui est une innovation majeure dans l’art de la cartomancie. Grâce à cet ouvrage pionnier, Etteilla devient en quelque sorte le premier « tireur de cartes » professionnel connu, vivant de ses consultations et de ses leçons de cartomancie. Le succès est au rendez-vous : l’ouvrage est réédité et des contemporains font écho à cette nouvelle mode des cartes « récréatives » pour deviner l’avenir.

Extrait. Source
Fort de cette notoriété naissante, Alliette diversifie ses explorations occultes. En 1772, il publie Le Zodiaque mystérieux, ou les Oracles d’Etteilla, un recueil d’horoscopes et de sentences astrologiques. Ce texte, combinant astrologie populaire et prédictions, témoigne de son goût pour l’astrologie et de l’éclectisme de son savoir hermétique. Alliette se présente volontiers comme un adepte de toutes les “hautes sciences” ésotériques : non seulement la cartomancie, mais aussi la chiromancie (lecture des lignes de la main) et la métoposcopie (divination par les lignes du front) – arts anciens qu’il pratiquera et sur lesquels il écrira plus tard. Durant ces années 1770, Etteilla s’impose ainsi comme un occultiste polyvalent, à la fois auteur, devin et enseignant officieux en ésotérisme.
Curieusement, après 1773, Etteilla observe un silence éditorial pendant près d’une décennie. On le devine absorbé par son métier de marchand d’estampes – qu’il exerce en partenariat avec son frère – tout en continuant sans doute ses consultations divinatoires. Pour des raisons obscures, il quitte Paris un temps et s’installe à Strasbourg en 1777, avant de revenir dans la capitale vers 1780. Mais ce calme n’est qu’apparent : dans l’ombre, Jean-Baptiste Alliette se prépare à un renouveau spectaculaire, stimulé par un événement déclencheur sur la scène érudite.
La révélation du Livre de Thot
En 1781, la communauté intellectuelle parisienne est agitée par la parution du huitième volume du Monde primitif, l’encyclopédie d’Antoine Court de Gébelin. Dans ce volume, un chapitre retentissant propose une thèse alors révolutionnaire : le jeu de tarot ne serait pas un simple divertissement, mais le vestige d’un ancien Livre de Thot égyptien, recélant les secrets symboliques de la sagesse antique. Court de Gébelin – un érudit protestant et franc-maçon – affirme y reconnaître les symboles sacrés de l’ancienne Égypte, persuadé que chaque arcane majeur du tarot dissimule une vérité ésotérique héritée des prêtres égyptiens.
Pour Alliette, cette lecture du tarot agit comme une véritable révélation. Lui qui, jusqu’alors, cantonnait ses oracles aux cartes ordinaires, découvre soudain un support infiniment plus noble et riche : un jeu entier d’images symboliques, que Court de Gébelin érige en clé des mystères égyptiens. Le tarot devient à ses yeux un pont entre le présent et l’Antiquité occulte, une manne de symboles à interpréter. Dès la parution de l’essai de Court, Alliette s’en empare avec enthousiasme : « Etteilla » se réclamera explicitement de cette théorie nouvelle pour refonder sa propre pratique divinatoire. D’ailleurs, il invente à cette occasion un mot pour qualifier sa discipline : la cartonomancie égyptienne (comme pour dire cartomancie par le biais du tarot, porteur de noms sacrés). Ce néologisme, qu’il préfère à cartomancie, souligne que son art de tirer les cartes entre dans une ère nouvelle, teintée d’exotisme oriental et d’érudition antique.
Dès 1783, Jean-Baptiste Alliette rebondit donc avec une série d’ouvrages consacrés au tarot, qu’il rassemble sous le titre ambitieux de Collection des hautes sciences. Ces publications – dont certaines paraissent à Amsterdam, signe de leur diffusion internationale – forment les premiers traités de divination par le tarot jamais publiés. Le projet est considérable : il s’agit ni plus ni moins de réinterpréter tout le tarot de Marseille à la lumière des sciences occultes et de la mythologie égyptienne. Etteilla commence par Manière de se récréer avec le jeu de cartes nommées Tarots (premier cahier paru en 1783), suivi de plusieurs cahiers additionnels échelonnés jusqu’en 1785. Il y développe les théories de Court de Gébelin, qu’il reprend à son compte en les poussant plus loin. Désormais, le tarot n’est plus pour lui un simple jeu : c’est un livre d’images ésotériques à décrypter, porteur d’un savoir sacré venu du fond des âges.
Dans ses Leçons théoriques et pratiques sur le Livre de Thot (publiées en 1787), Etteilla structure son enseignement tarologique comme un véritable cours ésotérique. Il explique comment chaque lame du tarot, rebaptisé Livre de Thot, est liée à des forces cosmiques et symboliques. Il tisse autour du jeu un vaste réseau de correspondances hermétiques : les quatre éléments (eau, air, terre, feu) sont associés aux quatre enseignes du tarot, les signes du zodiaque s’entrelacent avec les atouts majeurs, et même les lettres hébraïques trouvent leur place dans son système. Bien avant qu’Éliphas Lévi n’en codifie les rapports, Etteilla esquisse ainsi une connexion kabbalistique en faisant correspondre les 22 arcanes majeurs aux 22 lettres sacrées de la cabale. Le tarot devient sous sa plume un microcosme ésotérique : chaque carte est un symbole polyphonique, reflétant à la fois la sagesse égyptienne, l’astrologie chaldéenne, la numérologie pythagoricienne (“arithmologie”), et les mystères de la cabale. Etteilla insiste particulièrement sur l’héritage de Thot–Hermès Trismégiste, ce dieu scribe de l’Égypte antique qu’il tient pour le père mythique du tarot. Selon lui, le jeu de tarot aurait été conçu vers 2000 avant notre ère par un collège de mages égyptiens disciples d’Hermès. En revendiquant une telle filiation, Etteilla s’inscrit pleinement dans l’égyptomanie de son temps – cette fascination pour l’Égypte ancienne très en vogue dans les sociétés secrètes du 18ème siècle – et confère à son tarot une aura de mystère et d’archaïque dignité.

Tarot d’Etteilla. Source
Le Tarot d’Etteilla qu’il conçoit à la fin des années 1780 reflète cette vision ésotérique novatrice. Alliette élabore en effet son propre jeu de tarot divinatoire, premier du genre à être créé spécifiquement pour la cartomancie. Dès 1788, il fait graver les cartes de ce tarot “égyptien” original, qu’il intitule Grand Jeu de Thot ou Tarot d’Etteilla, et en obtient le privilège d’édition l’année suivante. Les lames qu’il diffuse sont un mélange étonnant de tarot traditionnel et de symbolisme nouveau : on y reconnaît la structure du Tarot de Marseille, mais enrichie de figures allégoriques égyptiennes, de symboles astrologiques, de mots-clés indiquant les interprétations en clair et en revers, et d’un ordre de cartes légèrement modifié. Etteilla numérote la carte du Chaos en première position (avant le Bateleur) pour symboliser les ténèbres originelles précédant la Création. Il remanie certaines attributions des arcanes mineurs et intègre des éléments des livres hermétiques. Son but assumé est de réformer le tarot afin de le ramener à ce qu’il pense être sa pureté originelle, débarrassée des altérations du temps. Cette audace lui vaudra plus tard des critiques sévères, mais elle pose les bases du tarot occultiste tel qu’il se développera au siècle suivant. En 1789, lorsque son Tarot d’Etteilla commence à circuler, Paris découvre un jeu de cartes pas comme les autres – un tarot recréé pour dévoiler des oracles, porteur d’un riche syncrétisme ésotérique.
« Professeur d’Algèbre » et maître des arts hermétiques
À mesure qu’il publie ses travaux sur le tarot, Etteilla gagne en stature dans le milieu occulte parisien. Il ne se contente plus d’écrire : il enseigne et fédère autour de lui une véritable école ésotérique. Vers 1787-1788, fort de son expertise tarologique, il commence à se présenter sous le titre singulier de « Professeur d’Algèbre ». Loin d’indiquer un enseignement mathématique au sens littéral, cette appellation énigmatique relève du jargon hermétiste : l’« algèbre » dont parle Etteilla renvoie à l’art des nombres cachés et des combinaisons symboliques, c’est-à-dire à la science des correspondances numériques (ce qu’il appelle aussi arithmologie, l’étude ésotérique des nombres). En se proclamant professeur dans ce domaine, Etteilla affirme son rôle de pédagogue des mystères.
En 1788, il réunit ses plus fervents élèves au sein de la Société littéraire des Interprètes du Livre de Thot, un cercle dédié à l’étude collective du tarot et des hautes sciences. Chaque membre s’initie aux arcanes sous la direction d’Etteilla, déchiffrant le « Livre de Thot » comme on le ferait d’un grimoire antique. L’année suivante, en 1790, Alliette voit plus grand et fonde à Paris une véritable école occulte, qu’il baptise Nouvelle École de Magie. Dans cette académie ésotérique ouverte le 1er juillet 1790, il propose des cours théoriques et pratiques pour comprendre « avec justesse l’art, la science et la sagesse de rendre les oracles ». Autrement dit, il y enseigne l’art de la divination sous toutes ses formes, avec un accent sur le tarot bien sûr, mais aussi l’astrologie, la cabale, l’alchimie et d’autres branches des sciences occultes. C’est une des premières tentatives en France de structurer institutionnellement l’enseignement ésotérique. Etteilla, désormais quinquagénaire, y apparaît comme un maître initié transmettant un savoir autrefois ésotérique (réservé à quelques adeptes) à un public plus large d’amateurs éclairés.
Alliette ne limite pas son influence à son propre cercle ; il est en lien avec d’autres sociétés initiatiques de son temps. Ainsi, en 1787, les Philalèthes – un groupe maçonnique érudit fondé par Savalette de Langes – l’invitent à participer à leur convent dédié aux « hautes sciences ». Sa réputation de polyvalence occulte suscite la curiosité de ces francs-maçons mystiques, qui cherchent à confronter différentes sources de savoir ésotérique. Etteilla aurait ainsi contribué à leurs travaux, témoignant de ses recherches sur le tarot et sans doute de ses expériences en alchimie et cabale. De même, il semble qu’il ait fondé en marge de ces cercles son propre rite maçonnique égyptien : un éphémère Rite des Parfaits Initiés d’Égypte, établi à Lyon en 1785. Ce rite, aux accents rosicruciens et « égyptianisants », s’inscrivait dans la mode des hauts grades maçonniques inspirés par l’Égypte (comme le Rite de Misraïm ou le rite de Cagliostro). S’il resta confidentiel et de courte durée, il vient renforcer l’idée qu’Etteilla se voulait dépositaire d’une initiation égyptienne authentique, qu’il prétendait avoir reçue de maîtres secrets italiens et qu’il entendait transmettre à son tour. Dans un écrit de 1786, il mentionne avoir le plus grand respect pour la « vraie Maçonnerie » tout en se moquant des innombrables grades et titres qui fleurissaient alors, les jugeant plus proches de la folie que de la sagesse. Cela laisse à penser qu’Alliette n’était pas franc-maçon lui-même – contrairement à Court de Gébelin – mais qu’il évoluait en marge de ce milieu, suffisamment proche pour en adopter certains codes ésotériques, tout en gardant son indépendance de libre-penseur mystique.
Malgré l’exotisme de ses enseignements, Etteilla ne s’est pas coupé des réalités de son époque. Observateur de la société, il s’intéresse aussi aux « sciences » politiques et sociales. En 1783, au milieu de ses travaux occultes, il publie un curieux ouvrage intitulé L’Homme à projets. Sous ce titre se cachent en réalité des prédictions et des propositions de réformes sociales audacieuses. Alliette y affirme, par exemple, avoir pressenti de grands bouleversements à venir dans le royaume de France. De fait, lorsque survient la Révolution française en 1789, Etteilla n’est pas surpris ; il clame même l’avoir prédite dans L’Homme à projets. Mieux, loin de s’effaroucher du tumulte révolutionnaire, il tente d’y contribuer intellectuellement. En 1790-1791, il rédige un Journal projétique et patriotique, bulletin hebdomadaire où il expose, semaine après semaine, divers projets de société inspirés de sa clairvoyance. Il y défend des idées en avance sur son temps – l’établissement d’une retraite universelle pour les anciens, d’assurances sociales pour les travailleurs, l’abolition de la peine de mort – autant de réformes utopiques pour l'époque qui deviendront réalité bien plus tard. Ces initiatives montrent un Alliette humaniste, qui conjugue curieusement son rôle de mage et de prophète avec celui de penseur social progressiste. Cependant, il ne verra pas ses idées se concrétiser : épuisé par ses activités intenses, Jean-Baptiste Alliette s’éteint à Paris le 12 décembre 1791, à l’âge de 53 ans. Sa disparition passe presque inaperçue dans le fracas de la Révolution, mais l’héritage qu’il laisse aux arts occultes est considérable.
Débats et polémiques autour de ses théories
Dès son vivant, Etteilla a suscité autant d’adhésions ferventes que de vives critiques. L’une des controverses majeures le concernant porte sur l’originalité et la légitimité de ses sources occultes. Lui se présentait comme un détenteur d’un savoir ésotérique ancien, reçu bien avant les publications de Court de Gébelin – rappelons sa prétention d’avoir été initié au tarot dès 1751 en Italie. Il laissait entendre que ses connaissances sur le « Livre de Thot » provenaient de mystérieux maîtres napolitains ou d’écrits anciens tombés entre ses mains, et non du tout du Monde primitif. Cependant, les historiens constatent qu’Alliette n’a embrassé le tarot qu’après la parution de Court de Gébelin en 1781, et qu’il a explicitement emprunté à ce dernier l’idée de l’origine égyptienne du jeu. La réalité probable est qu’Etteilla a synthétisé des inspirations diverses : il a puisé chez Court de Gébelin le mythe égyptien du tarot, chez d’autres occultistes (peut-être des correspondances maçonniques ou rosicruciennes) l’idée des analogies kabbalistiques et astrologiques, puis y a ajouté sa propre expérience de cartomancien. Il n’en demeure pas moins, comme l’écrit l’historien Thierry Depaulis, qu’Etteilla fut bien avec Court de Gébelin le co-fondateur de la divination par le Tarot, l’un théorisant le concept, l’autre le mettant en pratique et l’amplifiant.
Les doutes ont également porté sur la personne même d’Alliette, parfois attaquée ad hominem. Au 19ème siècle, l’occultiste Éliphas Lévi – qui sera pourtant un continuateur de l’œuvre tarologique – jugea sévèrement son prédécesseur. Lévi le décrivait dédaigneusement comme « un ancien coiffeur n’ayant jamais appris ni le français ni l’orthographe ». Cette pique, largement imaginaire (Alliette n’a jamais été coiffeur de profession), reflète le mépris de certains érudits pour ce qu’ils percevaient comme le manque de culture classique d’Etteilla. Il est vrai que Jean-Baptiste Alliette était un autodidacte, sans formation académique, dans un domaine – l’ésotérisme – où le pédigrée maçonnique ou la connaissance du latin et de l’hébreu conféraient du prestige. Son style d’écriture, parfois digressif et fantaisiste, tranchait avec le ton plus docte de Court de Gébelin ou d’autres occultistes. Néanmoins, Alliette avait sa propre érudition pratique et symbolique, forgée par des années de labeur solitaire sur les cartes et les grimoires. Sa « philosophie des hautes sciences », exposée en 1785 dans un ouvrage du même nom, révèle une pensée originale cherchant à unifier les arts hermétiques en une seule clef universelle.
Une autre critique adressée à Etteilla concerne son traitement du tarot lui-même. En voulant le réformer, il s’était affranchi de certaines traditions iconographiques du Tarot de Marseille, ce qui lui fut reproché par les puristes du 19ème siècle. Papus (Gérard Encausse), grand occultiste français de la Belle Époque, ira jusqu’à parler des modifications d’Etteilla comme d’une « mutilation » du tarot classique. Éliphas Lévi, lui, voyait dans le tarot d’Etteilla une aberration et ne manquait pas d’afficher son mépris pour ce jeu aux cartes “déplacées”. Ces jugements posthumes s’expliquent en partie par le fait que Lévi et Papus, attachés à la symbologie ésotérique qu’ils lisaient dans le Tarot de Marseille, regrettaient qu’Etteilla eût chamboulé l’ordre et l’iconographie « canonique ». Cependant, il faut rappeler qu’au moment où Alliette opère ses changements (années 1780), aucune orthodoxie du tarot ésotérique n’existe encore – c’est lui justement qui est en train de la créer. Ses choix procèdent d’une logique interne cohérente avec ses sources et son époque : il place l’arcane sans nom (la Mort) en fin de série pour qu’il corresponde à la lettre Tau, dernière de l’alphabet hébreu, par un jeu de correspondances qu’il croyait justes. Il substitue la figure de la Papesse (jugée trop chrétienne) par une figure de haute prêtresse égyptienne dans son jeu, pour rester fidèle à l’esprit pharaonique. L’avenir donnera raison à Etteilla sur un point au moins : l’idée même de faire du tarot un système ésotérique cohérent – quitte à l’ajuster – sera reprise par toutes les générations suivantes d’occultistes. Etteilla a ouvert la voie, essuyant des critiques que l’on adresse souvent aux pionniers audacieux.
Héritage et influence dans le monde de l’ésotérisme
Jean-Baptiste Alliette a durablement transformé le paysage du tarot et de l’occultisme occidental. Il est justement considéré comme le premier tarologue occultiste, celui qui a fait basculer le tarot du statut de jeu de cartes ordinaire à celui d’outil de divination ésotérique à part entière. Son influence directe s’est manifestée d’abord par le succès de ses méthodes de cartomancie. Dans le Paris de la fin du 18ème siècle, et plus encore au 19ème, tirer les cartes devient une pratique de plus en plus répandue, notamment auprès du public féminin. Des cartomanciennes célèbres, à commencer par Mademoiselle Lenormand, suivront les traces d’Etteilla. Marie-Anne Lenormand (1772-1843), qui fut la conseillère occulte de Joséphine de Beauharnais et de nombreuses personnalités de l’Empire, connaissait certainement les écrits d’Etteilla – son aîné – et s’en inspira pour élaborer ses propres oracles avec des cartes de jeu modifiées. Elle utilise un jeu de 36 cartes particulier, mais l’idée même de codifier des significations fixes pour chaque carte et de les étendre à des prédictions détaillées vient en droite ligne du travail d’Alliette.
Le Tarot d’Etteilla lui-même a connu une longue postérité. Après la mort d’Alliette en 1791, ses disciples ou associés continuent d’éditer et de perfectionner son jeu “égyptien”. Tout au long du 19ème siècle, on publie à Paris plusieurs versions dérivées du Grand Etteilla, contribuant à populariser ce tarot occultiste auprès des amateurs d’ésotérisme. En 1807 notamment paraît le Petit Oracle des Dames, sorte de version simplifiée du tarot d’Etteilla, adaptée à un public mondain féminin. Ce jeu de société divinatoire, bien que paru après Etteilla, s’inscrit dans la lignée de son œuvre en proposant des lames illustrées de scènes prophétiques avec des interprétations faciles à utiliser. Le nom d’Etteilla reste ainsi attaché aux premiers tarots divinatoires en vogue tout au long du 19ème siècle.
Par ailleurs, les occultistes du19ème siècle ont largement construit sur les fondations posées par Etteilla. Éliphas Lévi, malgré ses railleries, a inauguré vers 1854 une approche du tarot comme « livre des arcanes » imprégnée de cabale et de mysticisme, reconnaissant implicitement l’intuition d’Etteilla quant à la nature ésotérique du jeu. Lévi diffère en ceci qu’il revient à l’iconographie du Tarot de Marseille et qu’il établit une correspondance précise entre les 22 arcanes et les 22 lettres hébraïques d’après ses propres calculs kabbalistiques. Mais cette idée même d’une correspondance tarot-alphabet divinatrice était déjà amorcée chez Etteilla. Papus (Gérard Encausse) et Oswald Wirth, figures de proue de l’occultisme français à la fin du 19ème, vont eux aussi intégrer l’héritage d’Etteilla. Papus, dans Le Tarot des Bohémiens (1889), traite longuement de l’histoire du tarot ésotérique et, s’il critique les écarts d’Etteilla, il le crédite pour avoir le premier entrevu le tarot comme un réseau de symboles universels plutôt que comme un simple jeu de hasard. Oswald Wirth, en dessinant en 1889 un tarot des initiés (sous la guidance de Stanislas de Guaïta), se situe dans une filiation où Court de Gébelin et Etteilla sont les aïeux intellectuels qui ont “éveillé” le tarot à sa dimension sacrée.
En dehors de la France, l’influence d’Etteilla a voyagé par les livres et les cartes. Dès la fin du 18ème, son tarot était connu à l’étranger, grâce à des éditions à Amsterdam et à l’intérêt des occultistes européens. Au 20ème siècle, l’idée d’un tarot égyptien a été reprise et popularisée par des organisations ésotériques anglo-saxonnes : l’Ordre hermétique de la Golden Dawn, puis Aleister Crowley avec son propre Book of Thoth Tarot dans les années 1940, ont puisé dans le mythe égyptien du tarot largement diffusé par Etteilla et ses successeurs. Le simple fait que Crowley nomme son jeu « Livre de Thot » montre combien l’héritage d’Etteilla – transmis par les écrits de Court de Gébelin et l’occultisme français – a imprégné la culture ésotérique internationale. De nos jours, chaque histoire du tarot occultiste, chaque musée du jeu de tarot, réserve une place d’honneur à Jean-Baptiste Alliette. Son nom d’Etteilla est cité aux côtés des grands initiateurs que sont Court de Gébelin, Éliphas Lévi, et plus tard Arthur Edward Waite – tous débiteurs, d’une manière ou d’une autre, de sa vision originale.
En définitive, la figure d’Etteilla demeure fascinante et exemplaire. Fascinante, parce qu’elle illustre la rencontre singulière entre un homme du peuple – modeste marchand parisien – et les arcanes les plus ésotériques de la connaissance occulte. Exemplaire, car son parcours retrace la naissance d’une discipline : la tarologie ésotérique. Alliette/Etteilla a vécu à cheval entre deux mondes : celui, rationaliste, des Lumières finissantes et celui, mystérieux, de l’occultisme naissant. Avec un esprit d’entreprise étonnant, il a structuré des pratiques divinatoires autrefois éparses en un corpus cohérent fait de livres, de théories et même d’institutions (écoles, société initiatique). Son Tarot d’Etteilla, fruit de son imagination et de son érudition occulte, a ouvert la porte à plus de deux siècles d’interprétations symboliques du tarot. Aujourd’hui encore, les passionnés d’histoire occulte et de tarot se souviennent de Jean-Baptiste Alliette comme du grand innovateur qui, le premier, fit parler les cartes avec la voix des anciens.
Sources :
-
Thierry Depaulis – travaux de référence sur l’histoire du tarot, notamment ses articles dans Le Monde du Tarot et The Playing-Card Journal ; spécialiste reconnu de l’histoire des cartes à jouer et de l’occultisme français du 18ème siècle.
-
Ronald Decker, Thierry Depaulis & Michael Dummett – A Wicked Pack of Cards: The Origins of the Occult Tarot (Duckworth, 1996) : ouvrage académique majeur retraçant en détail la genèse du tarot ésotérique, avec une analyse approfondie du rôle d’Etteilla.
-
Michael Dummett – The Game of Tarot (Duckworth, 1980) : étude historique et critique sur les usages divinatoires du tarot et les figures fondatrices, dont Etteilla.
-
Bibliothèque nationale de France (Gallica) – éditions originales numérisées des ouvrages d’Etteilla : Etteilla ou manière de se récréer avec un jeu de cartes (1770), Leçons théoriques et pratiques sur le Livre de Thot (1787), Le Zodiaque mystérieux (1772), L’Homme à projets (1786), Journal projétique et patriotique (1790–1791).
-
Jean-Baptiste Alliette (Etteilla) – Philosophie des hautes sciences (1785) : traité dans lequel il expose sa conception globale des arts hermétiques.
-
Yves-Fred Boisset – Etteilla, maître du tarot (Éditions Trédaniel, 1993) : biographie vulgarisée mais documentée.
-
Jean-Claude Flornoy – articles sur l'histoire du tarot et l’iconographie du Tarot d’Etteilla, accessibles sur Tarot-history.com.
-
Jean-Marie Lhôte – La cartomancie (PUF, coll. "Que sais-je ?", 2001) : introduction sérieuse à l’histoire de la divination par les cartes, incluant un chapitre sur Etteilla.