Les rêves intriguent, c'est un fait. Bien que leur interprétation date de la nuit des temps, notre connaissance actuelle nous vient de l'Antiquité. Depuis toujours, les Grecs considèrent le rêve comme un passage entre le monde des dieux et celui des hommes. Les rêves étaient ainsi scrutés, interprétés, archivés, et parfois même provoqués par des rituels particuliers, dans ce qu'on appelle la magie des rêves ou Oniromancie. Présentation.
D'ailleurs, pour en savoir plus sur l'interprétation des rêves, nous avons créé notre Grimoire Onirique pour vous aider.
1. Les rêves avant les Grecs
Dans l’Antiquité, les Babyloniens et les Assyriens considéraient déjà les rêves comme des messages envoyés par les dieux ou les esprits. Ils tenaient des catalogues de rêves, où chaque vision était associée à une signification précise. Les Égyptiens, de leur côté, possédaient des papyrus entiers dédiés à l’interprétation des songes, souvent en lien avec la volonté des dieux ou des présages pour le pharaon. Ces cultures pratiquaient déjà une forme de divination onirique, mais leur approche restait avant tout religieuse.
Ce qui distingue les Grecs, c’est qu’ils ont intégré cette tradition dans une réflexion philosophique et médicale. Homère et Hésiode évoquaient les rêves comme des messages des dieux, et Pythagore les considérait comme un moyen d’accéder à des vérités cachées.
2. Les rêves comme pont entre les mortels et les dieux
Pour les Grecs, le rêve n’est pas un simple mirage nocturne. Il est un message, une vision, parfois même une mise en garde.
Les Grecs ont donné un nom aux maîtres des songes : les Oneiroi. Leur filiation est tout de même encore un peu floue : ils sont soit les fils de Nyx (la Nuit elle-même) et d'Erebus (dieu des ténèbres), soit les fils d'Hypnos (dieu du sommeil) et de Pasithea (déesse des hallucinations). Quoiqu'il en soit, parmi eux, un nom est particulièrement connu : Morphée, celui qui façonne les rêves et leur donne des visages familiers. Sous sa main, le dormeur voit apparaître des êtres connus, des paysages ou des présages. Mais il n’est pas le seul à régner sur ce monde. Ses frères, Phantasos et Ikelos, manipulent respectivement les visions irréelles et les cauchemars. Ces triplés (bien que d'autres versions affirment qu'ils étaient plus nombreux) soufflent aux mortels des images qu’ils devront déchiffrer au réveil.

Le rêve, pour un Grec, n’est jamais un simple reflet de l’inconscient. Il est une porte ouverte sur une autre réalité, un espace spécial où les dieux et les esprits communiquent avec les hommes. Un message de Zeus, une vision d’Apollon ou une apparition d’Hadès peuvent contenir une révélation capitale. Mais tout rêve n’est pas bon à suivre, comme l’a appris Agamemnon. Certains sont trompeurs, envoyés pour semer la confusion. Dans l’Odyssée, Homère décrit deux portes par lesquelles les rêves entrent dans le monde des vivants : celle de l’ivoire, par où passent les illusions, et celle de la corne, qui laisse entrer les visions authentiques.
Les Grecs vivent donc avec cette incertitude : comment distinguer un rêve véridique d’une simple illusion ? Pour cela, il faut savoir les interpréter, et certains y ont consacré leur vie jusqu'à en fait un art.
3. L'Oniromancie, ou l'interprétation des rêves
Ainsi est née l’Oniromancie, l’art de lire et de comprendre les songes. Pour ceux qui savent l’interpréter, le rêve devient un livre ouvert sur l’avenir ou une boussole pour comprendre le présent.
Dans les cités grecques, l’Oniromancie est une pratique reconnue, consultée autant par les rois que par les voyageurs. Certains songes sont considérés comme évidents : voir un serpent annonce une trahison, apercevoir une mer calme est un présage de sérénité. Mais d’autres sont plus complexes et demandent l’œil d’un expert. Les devins, ou oneiropoles, tiennent ce rôle. Parmi eux, un nom a marqué l’histoire : Artémidore de Daldis. Ce Grec du 2ème siècle après J.-C. a consacré sa vie à compiler les significations des rêves dans un ouvrage monumental : L’Onirocritique. Ce livre, véritable manuel d’interprétation, repose sur l’idée que chaque rêve doit être analysé en fonction du contexte du rêveur. Un roi et un marchand ne verront pas les mêmes présages dans une tempête en mer, car leurs destins sont différents, alors que leurs rêves sont en apparence identiques.

Source : Odysseum
Les méthodes d’interprétation varient selon les traditions. Certains songes sont classés selon des catégories précises : les rêves prophétiques (qui annoncent l’avenir), les rêves symboliques (qui nécessitent une interprétation) et les rêves ordinaires (qui ne sont que des échos du quotidien). Les Grecs accordent une grande importance aux détails : voir ses dents tomber est perçu comme un signe de mort dans l’entourage, rêver de vol annonce une perte financière. Ces interprétations ne sont pas figées, elles évoluent en fonction du contexte et de l’individu qui rêve.
L’Oniromancie ne se limite pas aux spécialistes. Dans l’Antiquité, chacun tente, à son échelle, de comprendre ses songes. Les temples, en particulier ceux d’Apollon et d’Asclépios, sont des lieux privilégiés pour chercher une réponse aux visions nocturnes. Mais pour obtenir un rêve porteur de sens, encore faut-il savoir le provoquer. C’est ici que l’Incubation entre en scène, une pratique où le dormeur s’installe dans un lieu sacré pour attendre un message divin.
4. L'Incubation, ou quand le sommeil devient rituel
Cette pratique, appelée Incubation, repose sur une idée simple : en dormant dans un lieu sacré, au plus proche des dieux, le mortel peut entrer en contact direct avec le divin.
Les temples d’Asclépios, dieu de la médecine, sont les plus célèbres pour ces nuits d’Incubation. Le sanctuaire d’Épidaure, niché au cœur du Péloponnèse, est l’un des plus fréquentés. Hommes et femmes parcourent parfois des centaines de kilomètres pour s’y rendre, pour une raison évidente : trouver le remède à leurs souffrances ou leur maladie. En arrivant, ils suivent un rituel précis. Avant de pouvoir s’allonger dans l’abaton, une salle réservée aux rêveurs, ils doivent se purifier. Bains rituels, offrandes et prières précèdent toujours le sommeil sacré. Ce n’est qu’après ces préparatifs que le pèlerin peut s’endormir sous la protection du dieu.

La nuit venue, le rituel commence. Il est dit qu’Asclépios apparaît en personne aux rêveurs, accompagné de serpents sacrés (symbole de régénération) qui lèchent leurs plaies pour les guérir. D’autres reçoivent des visions plus obscures, dont le sens doit être interprété. Au matin, les prêtres du temple écoutent chaque récit et donnent une explication. Si le message est clair, le patient repart avec la prescription du dieu qu'ils n'ont plus qu'à suivre. Dans d’autres cas, des sacrifices ou des prières complémentaires sont recommandés pour apaiser la divinité et obtenir une nouvelle vision.

Cela dit, l’Incubation n’est pas réservée aux malades. Certains viennent chercher un conseil, une réponse à une question qui les tourmente. Le rêve devient alors une boussole pour éclairer la route du rêveur.
5. La magie des rêves au quotidien...
Comme toutes les magies, l'Oniromancie se vit au quotidien. Cette connaissance et interprétation est sortie des murs des temples pour entrer dans les maisons. Et avec elles, des tentatives de manipulation plus que de décryptage.
En effet, certains cherchent à influencer leurs rêves, à provoquer une vision favorable ou à éloigner les cauchemars. Pour cela, des amulettes et des rituels existent. Les Grecs suspendent des morceaux de corail, une feuille de laurier ou des statuettes d’Hermès, le messager des dieux et guide des âmes. Avant de s’endormir, certains murmurent des prières aux Oneiroi pour qu’ils leur envoient un rêve porteur de réponses.
Mais attention, quand on parle de rêves, on parle aussi de cauchemars, qui sont eux redoutés. Pour s’en protéger, des cercles de farine sont tracés autour du lit, des herbes sont brûlées ou des incantations sont récitées pour éloigner les esprits malveillants.
Les Grecs vivent ainsi dans un monde où le sommeil n’est jamais vide de sens. Chaque nuit est une aventure, une conversation silencieuse entre les hommes et les dieux, un territoire à explorer où se jouent parfois les décisions du lendemain. À l’aube, le rêve s’efface, mais son message reste, prêt à être interprété par ceux qui savent écouter.
6. ... Jusqu'à la manipulation
L'homme ne peut se détacher de la tentation. Alors certains Grecs y ont vu un outils de manipulation pour arriver à leurs fins. Après tout, Zeus l'avait fait pour inciter Agamemnon à attaquer Troie, ce qui l'a mené à sa perte. Ceux qui maîtrisaient l’art d’influencer les songes, que ce soit par la parole, la ruse ou des pratiques rituelles, avaient le pouvoir d’orienter les décisions des autres.
L’une des formes les plus répandues de cette manipulation était l’onairoplokía (ὀνειροπλοκία), l’art de "tisser" les rêves pour convaincre quelqu’un d’agir dans un certain sens. Devins, prêtres et figures politiques pouvaient prétendre avoir reçu un rêve prophétique et l’utiliser comme une arme d’influence. En annonçant une vision où un dieu commandait une action précise, ils pouvaient faire basculer des décisions stratégiques. Un roi hésitant à partir en guerre pouvait ainsi être convaincu que les dieux lui assuraient la victoire, tout comme un citoyen pouvait être poussé à soutenir un dirigeant sous prétexte qu’un rêve révélait un présage favorable.
Dans certains cas, cette manipulation allait plus loin avec des pratiques relevant de la phantasmatopoiía, c'est-à-dire la "création d’apparitions". Cette technique visait à implanter des visions trompeuses dans l’esprit d’un dormeur, en utilisant des rituels ou des incantations pour lui faire voir des images qu’il prendrait pour réelles. Certains sorciers et prêtres étaient réputés pour leur capacité à induire des rêves terrifiants ou inspirants à distance. Un rival politique pouvait ainsi être assailli de cauchemars le poussant à renoncer à un projet, tandis qu’un disciple pouvait être conforté dans sa foi par une vision divine soigneusement influencée.
L’interprétation des rêves était aussi un terrain propice à la manipulation, particulièrement dans le cadre de la chresmologie, l’art de compiler et d’interpréter les oracles et les présages. Puisque les Grecs attachaient une grande importance aux signes envoyés par les dieux, un devin malhonnête pouvait facilement orienter son explication pour servir ses propres intérêts. Un rêve annonçant une mer agitée pouvait être traduit en avertissement contre un voyage, ou au contraire, comme une invitation à affronter les épreuves avec courage. Ces ajustements subtils permettaient aux interprètes de diriger les décisions de ceux qui les consultaient.
Enfin, une autre forme de manipulation plus insidieuse passait par les pratiques de goetía, un type de magie destiné à influencer le monde des esprits et des illusions. Si cette discipline englobait de nombreuses pratiques occultes, elle incluait aussi la possibilité de détourner les rêves pour semer la confusion. Ce terme a d'ailleurs été repris pour désigner la magie liée aux esprits et aux démons, notamment dans les traditions occultes médiévales. D'ailleurs, pour la petite histoire, le terme goetia signifie simplement "sorcellerie", en particulier liée à la nécromancie et aux illusions. C'est n'est qu'à partir de la Petite Clef de Salomon que la Goétie fut exclusivement associée aux démons.
7. Aristote et l'approche philosophique
Aristote, philosophe grec du 4ème siècle av. J.-C., a consacré plusieurs traités aux phénomènes du sommeil et des rêves, notamment Du sommeil et de la veille, Des rêves et De la divination dans le sommeil. Contrairement à ses prédécesseurs qui voyaient dans les rêves des messages divins, Aristote adopte une approche plus naturaliste et rationnelle.

Dans son traité Des rêves, il définit le rêve comme une activité de l'imagination se produisant pendant le sommeil, résultant de résidus de perceptions sensorielles. Selon lui, lorsque nous dormons, les sensations perçues durant la journée laissent des impressions qui, une fois les sens au repos, sont réactivées par l'imagination, produisant ainsi des images oniriques. Aristote souligne que ces rêves ne sont pas envoyés par les dieux, mais sont plutôt des phénomènes naturels découlant de notre expérience sensorielle. Toutefois, dans De la divination dans le sommeil, Aristote examine la possibilité que certains rêves puissent avoir une valeur prophétique. Il distingue trois types de relations entre les rêves et les événements réels :
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Le signe : le rêve précède un événement et en est l'indicateur.
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La cause : le rêve est la cause directe de l'événement.
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La coïncidence : le rêve et l'événement se produisent simultanément sans lien causal.
Aristote est également l'un des premiers à mentionner le phénomène du rêve lucide. Il observe que, pendant le sommeil, il est possible d'avoir conscience que l'on rêve, notant que "souvent, quand on dort, il y a quelque chose dans l'âme qui dit que ce qui apparaît est un rêve". Cette observation précoce ouvre la voie à des études ultérieures sur la conscience et la perception dans l'état onirique.
Ainsi se termine cette présentation. Aujourd’hui encore, le rêve reste un espace insaisissable, entre science et imaginaire, entre subconscient et intuition. Mais les Grecs, eux, n’avaient aucun doute : la nuit porte conseil, mais encore faut-il savoir écouter ce qu’elle a à nous dire.