Ignorer et passer au contenu
Qui est vraiment Lilith ?

Qui est vraiment Lilith ?

AU SOMMAIRE...

 

1.  Aux origines mésopotamiennes de Lilith
2. Lilith dans la Bible hébraïque
3. Lilith dans la tradition rabbinique tardive
4. Lilith, la première femme d’Adam
5. Lilith dans la Kabbale
6. De la légende à la culture moderne : l’héritage de Lilith


On la dit rebelle, dangereuse, libre. Lilith n’apparaît pourtant qu’à peine dans les Écritures, mais son absence même a nourri l’imaginaire. Tantôt crainte, tantôt admirée, elle surgit là où les règles vacillent, là où l’ordre vacille face à ce qui échappe au contrôle. Mais qui est-elle vraiment ? Un démon chassé du paradis, une figure de l’ombre oubliée par l’histoire, ou la première femme effacée des récits officiels ? Exploration.

1. Aux origines mésopotamiennes de Lilith

1.1. La démone du vent et des orages

Les premières traces de Lilith apparaissent dans l’ancienne Mésopotamie, bien avant son intégration aux légendes hébraïques. Son nom dériverait du sumérien líl signifiant « vent » ou « esprit », passé en akkadien sous la forme lilītu (féminin de lilû).

Petite précision : l’akkadien est une langue ancienne qui a été parlée il y a plus de 4 000 ans. C’est une langue sémitique, comme l’arabe ou l’hébreu, mais elle s’écrivait avec des caractères cunéiformes, un système de signes en forme de petits clous, gravés sur des tablettes d’argile. C’est d’ailleurs la première langue sémitique connue à avoir été mise par écrit.

Dans ce contexte, Lilith n’est pas une femme humaine mais un démon femelle associé aux orages et aux vents violents du désert. Cette créature est décrite comme stérile et dangereuse, incapable de procréer, cherchant plutôt à tourmenter les humains. Les textes akkadiens évoquent en effet des démons nommés Lilû, Lilītu et Ardat-Lilî, présentés comme des esprits nuisibles errant dans les lieux arides. Les Lilītu femelles et les Ardat-Lilî (littéralement « jeunes filles fantômes ») sont dépeintes comme des entités lubriques qui séduisent les hommes la nuit et menacent les femmes enceintes et les nouveau-nés. Elles rôdent à la tombée du jour, semblables à des créatures nocturnes, s’introduisant par les fenêtres ouvertes pour voler la vie des nourrissons dans leur berceau. On disait même que le lait de leurs seins était empoisonné au lieu d’être nourricier...

1.2. Une naissance dans un arbre légendaire ?

Mais d'où vient-elle ? Dans la mythologie sumérienne, Lilith figurerait dans un récit ancien lié à l’épopée de Gilgamesh. Un poème sumérien appelé Gilgamesh et le Huluppu raconte qu’une déesse plante un arbre Huluppu sur les rives de l’Euphrate (un arbre légendaire), dans le jardin sacré d’Inanna à Uruk. Après des années de croissance, l’arbre est habité par trois intrus : un serpent monstrueux à sa base, un oiseau orageux (Zu) dans ses branches, et une démone installée au milieu du tronc. Ce texte utilise un terme sumérien (transcrit ki-sikil-lil-la-ke) que certains assyriologues ont traduit par « Lilith ». Le héros Gilgamesh vient alors au secours d’Inanna : il abat le serpent, fait fuir l’oiseau, et la démone terrifiée détruit sa propre maison avant de s’enfuir dans le désert.

Il s’agirait là de la plus ancienne mention littéraire de Lilith en tant qu’esprit malfaisant des régions sauvages. Toutefois, cette identification est débattue : d’autres chercheurs soulignent que le mot pourrait simplement désigner une chouette ou un esprit anonyme de la nuit plutôt que la Lilith plus tardive. Quoi qu’il en soit, l’image d’un démon ailé chassé vers les contrées désertiques préfigure bien le rôle de Lilith comme créature nocturne et, surtout, indomptée.

1.3. Une assimilation à Lamashtu

Au-delà des textes, la Mésopotamie nous a légué des images qui ont été reliées à Lilith, du moins symboliquement. Le célèbre relief de Burney, une plaque d’argile babylonienne datant d’environ 1800 av. J.-C., montre une femme nue aux ailes déployées et aux pieds griffus, encadrée par deux hiboux et perchée sur des lions.

Qui est vraiment Lilith ?

Relief mésopotamien dit « Reine de la Nuit » (1800-1750 av. J.-C., British Museum). Source : World History Encyclopedia

Découvert dans les années 1930, ce panneau fut d’abord interprété comme une représentation de Lilith, en raison des attributs nocturnes (ailes, chouettes) qui correspondaient à la description de la démone. Cependant, le consensus actuel y voit plutôt une déesse majeure du panthéon mésopotamien – possiblement Inanna (Ishtar) ou son double infernal Éreshkigal – car la figure porte la tiare à cornes des divinités et s’appuie sur des lions, symboles d’Ishtar. Même si ce relief n’est sans doute pas Lilith elle-même, il illustre le genre d’iconographie (femme ailée, créature mi-femme mi-oiseau) qui fut plus tard associé à Lilith dans l’imaginaire populaire. Par ailleurs, dans la Mésopotamie tardive, la figure de Lilith tend à se confondre avec une autre démone nommée Lamashtu. À partir de l’époque médio-babylonienne (1600 à 1000 avant notre ère), les textes assimilent Lilith à Lamashtu, une redoutable ogresse qui tue les bébés et fait périr les mères en couche. Contre ces fléaux, les Assyriens plaçaient leur confiance dans le démon protecteur Pazuzu (le « roi des démons du vent »), dont on invoquait le nom pour repousser Lamashtu/Lilith hors du foyer. Ainsi, dès l’Antiquité mésopotamienne, on retrouve l’idée d’un esprit féminin maléfique errant dans les déserts, ennemi des femmes et des enfants, et que seuls des rituels ou des talismans pouvaient tenir à distance.

2. Lilith dans la Bible hébraïque

Après des millénaires d’existence dans les mythes mésopotamiens, le nom de Lilith fait une apparition discrète dans la Bible hébraïque. En réalité, Lilith n’apparaît qu’une seule fois dans l’Ancien Testament, sous la forme d’un hapax (un mot utilisé une seule fois). Cette mention se trouve dans le livre d’Isaïe, chapitre 34, verset 14, au cœur d’une prophétie décrivant la désolation du pays d’Édom après la colère divine. Le texte hébreu d’Isaïe énumère les créatures étranges qui peupleront ces ruines : des animaux du désert, des satyres et Lilith elle-même, qui trouvera là un lieu de repos. Voici comment la Bible décrit cette scène :

« Les animaux du désert y rencontreront les hyènes, et les boucs sauvages s’y appelleront les uns les autres. Là aussi Lilith se reposera et y trouvera son gîte. »

Le mot Lilith est ici traduit de diverses manières dans les anciennes versions, car sa signification précise posait question. Les premières traductions de la Bible en grec antique ont interprété Lilith selon leurs propres références culturelles. La Septante (le toute première traduction de la Bible hébraïque en grec au 3ème et 2ème siècle av. J.-C.) a présenté Lilith comme un onocentaure, une créature fantastique mi-homme mi-âne. Cette curieuse traduction pourrait s’expliquer par un rapprochement avec Lamashtu, figurée chevauchant un âne dans l’iconographie akkadienne. Un autre traducteur grec, Symmaque (2ème siècle), choisit de remplacer Lilith par Lamia, le nom d’une démone mangeuse d’enfants dans la mythologie grecque. Ces équivalents montrent que les érudits anciens comprenaient Lilith comme un démon maléfique, même s’ils la nomment différemment.

Qui est vraiment Lilith ?

Extrait de la Septante. Source : Aleteia

Dans les traductions plus tardives, on retrouve encore des interprétations variées : certaines Bibles médiévales traduisaient Lilith par « sorcière », « spectre de la nuit » ou « chouette », influencées par une étymologie populaire rapprochant Lilith de layl (« nuit » en hébreu). Ce n’est qu’à l’époque moderne que les traducteurs ont en général conservé le nom propre Lilith tel quel, conscient qu’il s’agit d’un être mythologique unique.

Mis à part ce verset d’Isaïe, la Bible ne développe pas d’histoire autour de Lilith. Le texte sacré ne la présente pas explicitement comme un personnage, et aucune allusion n’est faite à une épouse d’Adam avant Ève dans la Genèse. Ainsi, Lilith ne figure pas littéralement dans le récit de la Création, contrairement à une idée répandue. C’est plus tard, à travers l’exégèse et les légendes, que Lilith va être rattachée au livre de la Genèse – mais la Bible elle-même demeure en fait presque muette à son sujet. La solitude de ce nom dans les Écritures a sans doute encouragé l’imagination des commentateurs ultérieurs, qui chercheront à combler le silence du texte en intégrant Lilith dans l’histoire biblique de la Création.

3. Lilith dans la tradition rabbinique tardive

3.1. Lilith, la créature ailée

Ce sont les sages du judaïsme post-biblique qui, les premiers, évoquent Lilith de manière un peu plus substantielle. Dans le Talmud de Babylone (rédigé entre le 3ème et le 6ème siècle apr. J.-C.), Lilith est mentionnée précisément à quatre reprises. Bien que brèves, ces allusions talmudiques dressent un portrait déjà très proche de la Lilith des légendes ultérieures. Les rabbins y décrivent Lilith comme un démon femelle ailé, à la chevelure abondante – une apparence confirmée par deux passages talmudiques. Notamment, il est enseigné dans le traité Eruvin 100b qu’une forme d’aberration lors d’une naissance peut présenter « l’apparence d’une Lilith », c’est-à-dire une créature humanoïde dotée d’ailes. De même, le traité Niddah 24b mentionne qu’une femme qui fait une fausse couche et expulse un fœtus ayant l’aspect d’une Lilith (un enfant avec des ailes) est néanmoins considérée comme ayant accouché d’un enfant normal, confirmant que Lilith est vue comme un être de forme féminine, mais ailé. Et vous vous dites que cette deuxième interprétation est un peu contradictoire, mais elle s’éclaire quand on le lit dans son contexte culturel et juridique.

Le traité Niddah 24b explique qu’une femme qui fait une fausse couche en expulsant un fœtus ayant l’apparence d’une Lilith — c’est-à-dire un être féminin avec des ailes — est quand même considérée comme ayant accouché d’un enfant viable, sur le plan rituel.

Cela ne veut pas dire que les rabbins considèrent Lilith comme un enfant humain “normal” dans un sens affectif ou biologique. Ce que le Talmud affirme ici, c’est une décision légale. La question que se posent les sages n’est pas « Est-ce une créature étrange ou démoniaque ? », mais : « Est-ce que cette naissance déclenche les règles de pureté ou d’impureté rituelle ? »

Dans ce cas précis, la réponse est oui : même si le fœtus a une forme anormale — ici, une silhouette féminine avec des ailes, donc associée à Lilith — cela compte juridiquement comme une naissance. C’est une manière très rabbinique de raisonner : on peut reconnaître que l’apparence est étrange, voire inquiétante, sans pour autant exclure l’événement du cadre légal habituel.

Donc : oui, Lilith est vue comme une créature surnaturelle, inquiétante, parfois démoniaque, dans d’autres passages du Talmud. Mais ici, dans Niddah, les sages ne se demandent pas si la Lilith est un monstre, ils se demandent si un accouchement de ce type a les mêmes conséquences légales que les autres. Et la réponse est : oui.

Ces détails concordent avec les représentations sur les coupes magiques de la même époque, où des démons féminins sont dessinés avec de longs cheveux et des ailes pour figurer Lilith​.

3.2. Lilith, la succube

Le Talmud met également en garde contre le danger que représente Lilith pour les hommes. Le sage Hanina ben Dossa enseigna même qu’il est déconseillé de dormir seul dans une maison, au risque que Lilith ne vienne s’en prendre à l’homme endormi. Cette mise en garde, rapportée dans Shabbat 151b, révèle le caractère de succube attribué à Lilith : on la craint parce qu’elle pourrait abuser d’un homme isolé pendant son sommeil. En effet, dans l’imaginaire rabbinique, Lilith est celle qui provoque les étreintes nocturnes impures et les rêves érotiques, volant ainsi la semence des hommes pour engendrer des fils démoniaques. Par ailleurs, le Talmud conserve la trace d’une influence perse dans la généalogie légendaire de Lilith : un passage (Bava Batra 73a) la qualifie de « fille d’Ahriman », le prince du Mal dans le zoroastrisme (toute première religion monothéiste connue). En la rattachant symboliquement à l’ennemi d’Ahura Mazda (le Seigneur Sage), les rabbins expriment à quel point Lilith était perçue comme une incarnation du mal absolu.

Notons cependant que, dans ces sources talmudiques, Lilith s’attaque à tou.te.s – hommes, femmes et enfants – et pas uniquement aux nourrissons, contrairement à certaines traditions plus tardives qui en feront surtout une tueuse d’enfants.

3.3. Les coupes d'incantation contre Lilith

En marge des textes savants, la culture juive tardive a produit de nombreux artefacts magiques visant à se protéger de Lilith. Parmi ceux-ci, les coupes d’incantation (ou « bols magiques ») découverts en Mésopotamie et en Iran offrent un témoignage direct des craintes et remèdes populaires liés à la démone. Ces bols en terre cuite, datant du 4ème au 6ème siècle de notre ère, étaient enterrés sous le seuil des maisons pour piéger ou repousser les démons. De nombreuses coupes portent des formules en araméen invoquant la protection de Dieu et d’anges contre « les Liliths mâles et femelles ». On y trouve même les premières représentations visuelles de Lilith : un petit dessin sommaire au fond du bol, figurant un personnage féminin aux bras levés, entouré par le texte spiralé de l’incantation. Sur l’une de ces coupes, conservée au Musée sémitique de Harvard, on voit un démon à l’allure féminine levant les bras de manière menaçante, le corps couvert de taches évoquant la peau d’un léopard – détail qui, d’après les experts, permet d’identifier Lilith par comparaison avec d’autres bols similaires. L’inscription qui cerne la figure déclare l’expulsion des maléfices hors de la maison d’un certain Quqai, fils de Gushnaï, et de sa femme Abi, en chassant tous les esprits malins qui les tourmentent.

Qui est vraiment Lilith ?
Bol d’incantation araméen (vers 600 apr. J.-C., Musée d’Harvard). Source : Biblical Archeology Society


Bien que le nom de Lilith ne soit pas explicitement écrit dans ce bol, la tradition a retenu qu’il s’agissait d’elle, tant sa réputation était alors bien établie. Les textes des coupes accusent « la magicienne » ou « la Lilith » de rôder la nuit pour tourmenter les dormeurs et s’unir à eux illicitement. L’une d’elles évoque « Hoblas, la Lilith, petite-fille de Zarni, la Lilith » en train de frapper des enfants, garçons et filles, et de les dévorer cruellement. Face à de telles menaces, les conjurations inscrites dans les bols prennent la forme de “lettres de divorce” magiques : on y renvoie Lilith (ou à la lilith quand elle est considérée comme une catégorie de démons plus qu'une démone elle-même), on la répudie et on lui interdit par écrit d’approcher la maisonnée ou l’enfant à protéger.

Ainsi, entre le Talmud et les pratiques magiques, Lilith s’affirme dans la culture juive tardive comme un démon bien défini. C’est une femme-démon ailée, lubrique et dangereuse, perçue comme responsable des cauchemars érotiques, des morts subites du nourrisson et d’une foule de maux inexpliqués. Les sages discutent de son existence (certains, comme l’érudit médiéval Maïmonide plus tard, rejetteront Lilith comme une superstition infondée), mais le peuple prend ses précautions au cas où. Lilith est désormais assez ancrée dans l’imaginaire pour qu’on lui dédie des amulettes : on retrouve par exemple des médaillons ou des parchemins anciens portant l’inscription « Adam et Ève, Lilith dehors », accompagnée des noms des trois anges Senoy, Sansenoy et Semangelof – les seuls capables, dit-on, de la tenir en échec. C’est précisément ces trois anges que l’on verra apparaître dans la légende de Lilith comme première femme d’Adam, légende qui prend forme à l’aube du Moyen Âge.

4. Lilith, la première femme d’Adam

Vers le haut Moyen Âge, la figure de Lilith connaît une transformation majeure : elle est intégrée dans un récit quasi midrashique qui la présente comme la première épouse d’Adam, précédant Ève.

Avant d'aller plus loin, expliquons ce qu'est un midrash : quand on parle d’un récit quasi midrashique, on veut dire que le texte comble un silence de la Bible, il crée une histoire à partir d’une absence ou d’une tension dans le texte, mais il ne fait pas partie officiellement des recueils de midrashim reconnus par la tradition rabbinique. Il peut venir d’un auteur anonyme, d’un texte marginal, d’un recueil plus tardif ou d’un écrit populaire (certains sont très sérieux et juridiques, d'autres plus narratifs et imaginatifs comme ce passage concernant Lilith). Cette précision est importante car si le christianisme et l’islam reprennent le récit d’Adam et Ève de la Genèse, ni l’un ni l’autre ne font une place à Lilith, car ils n’ont pas hérité du midrash. C'est pourquoi elle est surtout évoquée dans les traditions juives.

L’origine la plus ancienne de cette histoire se trouve donc dans un texte anonyme compilé entre le 8ème et le 10ème siècle, connu sous le nom d’Alphabet de Ben Sira. Cet ouvrage (faussement attribué au sage Shimon Ben Sira) est en réalité un recueil satirique de fables et d’histoires édifiantes compilé en Babylonie ou en Perse médiévale. C’est là, dans un chapitre consacré à la descendance d’Adam, qu’apparaît pour la première fois le récit complet de Lilith la femme rebelle.

Selon l’Alphabet de Ben Sira, après avoir créé Adam à partir de la poussière du sol, Dieu façonna Lilith à partir de la même terre pour lui donner une compagne. Lilith est donc issue du même matériau et du même moment créateur qu’Adam, ce qui la rend d’emblée égale à lui en nature et en statut. Très vite, cependant, le couple se dispute : Adam veut imposer son autorité, alors que Lilith refuse de se soumettre. Leur querelle est illustrée de manière imagée par une scène de la vie conjugale : au moment d’avoir des rapports intimes, Adam exige que Lilith soit couchée sous lui, ce qu’elle ne peut accepter. Lilith réclame l’égalité :

« Nous sommes égaux l’un à l’autre, puisque nous avons tous deux été créés de la terre.

Aucun ne voulant céder – Adam refusant de se coucher en dessous, Lilith refusant de s’allonger en dessous – Lilith, furieuse, prononce le Nom ineffable de Dieu (Yod, Hé, Vav, Hé, sacré et imprononçable) et s’envole hors d’Éden. En utilisant le Nom divin, elle acquiert un pouvoir magique lui permettant de quitter le jardin d’Éden par les airs. Elle s’enfuit alors vers la mer Rouge, territoire des démons.

Adam, désemparé de voir sa compagne partie, implore le Créateur de la faire revenir. Dieu dépêche alors trois anges – nommés Senoï, Sansenoï et Samangelof – à la poursuite de Lilith afin de la convaincre de retourner auprès d’Adam. Les trois messagers rattrapent Lilith au bord de la mer Rouge, où ils la trouvent entourée des démons auxquels elle s’est déjà unie. En effet, entre-temps Lilith aurait pris pour amant le « Grand Démon » du nom de Samaël (d’autres versions parlent d’Asmodée), et engendré de nombreuses créatures démoniaques dans les eaux de la mer Rouge​. Les anges transmettent l’ordre divin : Lilith doit revenir auprès d’Adam, sinon elle sera mise à mort. Lilith refuse obstinément. En représailles, les envoyés de Dieu menacent de la noyer. Lilith leur propose alors un marché : elle jure qu’elle n’attentera plus à la vie des nouveau-nés des humains dès lors qu’ils porteront un signe la repoussant – en l’occurrence, les noms des trois anges eux-mêmes inscrits sur une amulette. Les anges acceptent ce compromis : Lilith échappe au châtiment divin en promettant d’épargner les enfants protégés par un talisman, mais en contrepartie elle abandonne définitivement Adam.

C’est ainsi que, dans ce récit, Lilith acquiert le rôle de démon vagabond tueur d’enfants, tout en conservant son aura de première femme libre. L’Alphabet de Ben Sira explique en effet que si Lilith a été la première compagne d’Adam, son départ sert à justifier la présence de deux récits de la création de la femme dans la Genèse. Le livre de la Genèse présente en effet deux versions : Genèse 1:27 indique que Dieu créa l’Homme « homme et femme à la fois » (ce qui laissa perplexe de nombreux commentateurs), tandis que Genèse 2:22 narre la formation d’Ève à partir de la côte d’Adam. La légende de Lilith résout cette apparente incohérence : dans le premier récit biblique, la « femme » mentionnée serait Lilith, créée à l’égal d’Adam, tandis que le second récit décrit la création d’Ève, produite différemment après la disparition de Lilith. Lilith devient donc la première Ève, celle qui fut formée comme Adam de la poussière, mais qui, en refusant d’être dominée, abandonna le paradis et laissa la place à une autre femme, Ève, façonnée à partir d’Adam et destinée, elle, à être « os de ses os ».

Ce mythe tardif de Lilith, bien que non canonique, eut un succès immense dans l’imaginaire juif et même au-delà. Il fut diffusé à travers des versions manuscrites et orales, si bien que dès le Moyen Âge, Lilith la première femme est une idée répandue pour expliquer certains mystères des textes sacrés. À partir delà, les interprétations fut nombreuses et variées. Par exemple, l’érudit du 10ème siècle Isaac Ben Jacob mentionne dans ses écrits que selon certains « Adam eut une première épouse avant Ève, mais qu’elle était un esprit malfaisant ». D'autres commentaires de la Genèse plus tardifs évoquent brièvement cette « première femme rebelle », sans toujours la nommer Lilith, mais on devine qu’il s’agit d’elle.

Par ailleurs, l’accord passé entre Lilith et les anges dans l’Alphabet de Ben Sira a des répercussions directes sur les coutumes populaires. À partir du Moyen Âge, il devint donc fréquent d’accrocher au-dessus du berceau des nouveau-nés une amulette portant l’inscription « Senoy, Sansenoy, Semangelof, Adam ve-H’ava » (« Senoy, Sansenoy et Semangelof, Adam et Ève ») suivie de la formule « Lilith dehors ». Ce texte apotropaïque (destiné à écarter le mal) rappelle explicitement la promesse de Lilith : en voyant les noms des anges ou ceux d’Adam et Ève, la démone est tenue de laisser l’enfant en paix. Cette pratique, attestée par des documents dès le 13ème siècle, témoigne de la pénétration de la légende de Lilith dans la vie quotidienne. Lilith, autrefois vent du désert mésopotamien, est désormais intégrée à l’histoire d’Adam et Ève et crainte dans les chambres d’enfants. Son image de femme démoniaque insoumise est fermement établie à la fin du premier millénaire.

5. Lilith dans la Kabbale

5.1. De démone à reine

À l’époque médiévale, la figure de Lilith va être enrichie et transformée par la littérature mystique juive, en particulier la Kabbale naissante (du 12ème au 15ème siècle). Les kabbalistes, cherchant à dévoiler les secrets de la création et la nature du mal, intègrent Lilith dans leur vision dualiste du tout. Elle n’est plus seulement une démone errante : elle devient un personnage clé dans l’architecture spirituelle du mal, la contrepartie féminine des forces démoniaques opposées au monde divin.

Un des thèmes développés par la Kabbale est l’idée que Lilith aurait été créée non pas à partir de la sainteté, mais à partir des résidus d’impureté laissés lors de la création d’Adam. Une source médiévale (le Yalqut Reuveni, recueil du 17ème siècle compilant des traditions plus anciennes) suggère que Lilith fut façonnée avec de la « terre impure », contrairement à Adam formé d’argile pure, ce qui expliquerait sa nature diabolique dès l’origine. D’autres textes kabbalistiques relient directement la naissance de Lilith à celle d’un archange déchu, Samaël.

Personnification de Samaël. Source : Wikipédia

Identifié à Satan dans la mystique juive, il est perçu comme le « prince du mal ». Selon une tradition rapportée par l’un des premiers kabbalistes (Rabbi Isaac ben Jacob ha-Cohen, vers 1260, dans son traité Sur l’Émanation de la Gauche), Lilith et Samaël apparurent simultanément, émanés l’un de l’autre comme un couple impur, miroir inversé du couple sacré Adam-Ève. Lilith est alors décrite comme la compagne de Samaël, formant avec lui le roi et la reine de l’empire du mal. Ensemble, ils dominent le « côté gauche » ou Sitra Ahra (l’« Autre Côté »), c’est-à-dire le versant obscur de l’existence, opposé au « côté droit » incarné par Dieu.

Cette conception dualiste, clairement exposée dans les écrits de ha-Cohen puis intégrée dans le Zohar (le grand ouvrage de la mystique juive, compilé au 13ème siècle), fait ainsi de Lilith la célèbre « femme de Satan », la reine des démons partageant le trône infernal de Samaël. Dès lors, la mission des forces célestes à la fin des temps sera de détruire ce couple démoniaque – condition nécessaire à la rédemption finale.

5.2. Une meurtrière... ou une mère vengeresse ?

Le Zohar regorge étonnement de passages sur Lilith qui affinent son portrait. Il distingue notamment deux Lilith : Lilith la Grande et Lilith la Petite. La « Grande » Lilith est l’épouse de Samaël – la même que la femme démoniaque de la légende d’Adam, désormais élevée au rang de Reine des démons. On raconte qu’après son refus de revenir vers Adam, Dieu la condamna à voir mourir cent de ses enfants démons chaque jour, ce qui la rendit folle de douleur​. Désespérée, elle aurait tenté de se suicider, mais les anges la sauvèrent en lui offrant en échange le pouvoir de tuer elle-même les enfants des hommes (garçons jusqu’au huitième jour, avant la circoncision, et filles jusqu’au vingtième jour). Ainsi fut scellé son destin de meurtrière d’innocents. Par la suite, toujours selon ces récits, Lilith rencontra Samaël et s’unit à lui. Samaël est aussi appelé Adam Belial lorsqu’il forme un couple avec Lilith, suggérant qu’il est le sombre reflet d’Adam uni à une femme perverse. Ensemble, ils engendrent d’innombrables démons qui peuplent le monde inférieur. La tradition kabbalistique affirme même que Lilith prit sa revanche sur le couple originel : c’est elle qui, déguisée en serpent, séduisit Ève et provoqua la Chute. Le Zohar et d’autres textes la présentent en effet comme le serpent tentateur de l’Éden, combinant ses forces à celles de Samaël (identifié parfois au serpent lui-même) pour causer la transgression d’Ève et la perte de l’innocence. De plus, on prête à Lilith le rôle d’avoir incité leur fils Caïn à tuer Abel, insinuant qu’elle est à l’origine du premier meurtre humain. Après la mort d’Abel, la légende raconte qu’Adam, accablé, se sépara d’Ève pendant 130 ans – une période durant laquelle Lilith revint trouver Adam dans son sommeil et « détourna sa semence » pour engendrer de nouveaux démons par légions. Ces enfants obscurs, nés sans corps charnel, forment l’armée des esprits malins qui tourmente depuis l’humanité.

Adam et Ève devant la tentation. Notre Dame de Paris.

La « Petite » Lilith, quant à elle, est parfois distinguée comme un autre démon femelle, subalterne par rapport à la Grande. On l’associe à Asmodée, un prince démon de rang inférieur, et on la compte parmi les quatre reines démoniaques avec lesquelles Lilith partage le pouvoir infernal (les trois autres étant nommées Igrat, Mahalath et Naamah). Cette subdivision en deux figures permet aux kabbalistes d’expliquer les multiples facettes de Lilith décrites dans les textes : tantôt épouse de Satan (Lilith la Grande), tantôt succube tentant les hommes dans leur lit (Lilith la Petite). Dans tous les cas, l’ensemble de ces traditions s’accorde pour faire de Lilith un pilier de la Sittra Achra, l’Autre Côté maléfique opposé aux forces du Bien. Oui, Lilith est depuis considérée comme l'origine de tous les maux... si elle n'est pas les maux eux-mêmes.

Les récits kabbalistiques intègrent Lilith jusque dans des légendes bibliques inattendues. Par exemple, un ouvrage du 15ème siècle, le Livnat Ha-Sappir de R. Joseph d’Aggrigente, propose une lecture ésotérique de l’histoire du roi Salomonla reine de Saba serait en réalité une manifestation de Lilith venue éprouver le roi sage. De même, ce texte identifie Lilith à la prostituée qui plaide devant Salomon dans l’épisode du jugement de l’enfant disputé, ce qui en ferait un démon caché mêlé aux affaires du grand roi. Ces interprétations témoignent de l’ubiquité de Lilith dans l’imaginaire symbolique : pour les kabbalistes, elle peut se glisser derrière de nombreuses figures féminines ambivalentes des Écritures.

Malgré l’importance que lui accordent ces courants mystiques, tous les penseurs juifs médiévaux n’adhèrent pas à ces élaborations. Des autorités rabbiniques rationalistes, comme Maïmonide (12ème siècle) ou son continuateur le Meiri (13ème siècle), rejettent explicitement la réalité des démons et des histoires de Lilith, les qualifiant de superstitions sans fondement. Ces sages nient que Lilith ait une existence réelle ou un rôle dans la théologie juive. Néanmoins, l’influence populaire et ésotérique de Lilith était telle que même ces tentatives de démystification n’ont pas réussi à la faire disparaître. À l’aube de la Renaissance, Lilith était solidement installée comme la reine des esprits impurs, la tentatrice originelle et la mère des démons. Sa légende, transmise par la Kabbale, allait même voyager au-delà du monde juif pour inspirer l’art et la littérature des siècles suivants.

6. De la légende à la culture moderne : l’héritage de Lilith

Figure marginale de textes antiques devenue héroïne de mythes médiévaux, Lilith a perduré jusqu’à la culture moderne. Son image de femme démoniaque rebelle a fasciné bien au-delà des cercles religieux. Dès le Moyen Âge chrétien, des artistes l’ont intégrée dans leurs œuvres : on retrouve par exemple Lilith dans certaines interprétations de la tentation d’Adam et Ève, où le serpent du Jardin d’Éden est représenté sans surprise... avec une tête ou un buste de femme. Cette iconographie, courante dans l’art européen à partir du 12ème siècle, s’inspire directement de la tradition identifiant Lilith au serpent tentateur. Michel-Ange lui-même, dans sa fresque monumentale du plafond de la chapelle Sixtine (1508–1512), a dépeint le serpent de l’arbre de la connaissance avec le torse d’une femme gracieuse enroulée autour du tronc, suggérant aux initiés (comme vous maintenant) la présence de Lilith dans la scène de la Chute.

Lilith, première femme d'Adam (peinture de la Chapelle Sixtine). Source : Toysondor

À l’époque romantique et victorienne, Lilith devient une muse pour de nombreux artistes et poètes. Le poète Goethe la mentionne dans son Faust (1808) – « Lilith, la première femme d’Adam, prends garde à sa beauté » dit Méphistophélès – rappelant son charme... fatal. Les peintres s’emparent du thème : Dante Gabriel Rossetti peint « Lady Lilith » (1867), la montrant comme une enchanteresse aux longs cheveux, symbole de séduction narcissique. Son contemporain John Collier réalise en 1887 un célèbre portrait de Lilith nue serpentant autour d’un arbre, rappelant explicitement son rôle tentatrice de l’Éden qui lui colle à la peau. Ces œuvres fixent dans l’imaginaire collectif l’image d’une Lilith sensuelle et dangereuse, incarnation parfaite de la femme fatale.

Le nom de Lilith continue d’apparaître au 20ème siècle dans des contextes variés. En psychanalyse et en anthropologie, des auteurs comme Siegmund Hurwitz (dans Lilith, la première Ève, 1980) ou Raphael Patai (La Déesse hébraïque, 1967) ont exploré Lilith comme archétype du féminin obscur ou refoulé. Parallèlement, le mouvement féministe des années 1970 a redécouvert Lilith sous un jour nouveau : non plus seulement comme un démon, mais aussi comme un symbole de la femme insoumise face au patriarcat. La revue juive féministe Lilith Magazine, fondée en 1976, a adopté son nom en référence à cette première femme qui revendiqua son indépendance. De même, le festival musical Lilith Fair (années 1990) célébrait les artistes féminines en invoquant cette figure d’émancipation. Lilith est ainsi passée du statut de monstre à celui d’icône pour certaines militantes, preuve de la polyvalence symbolique de ce personnage.

Non, Lilith ne se laisse pas saisir d’un seul regard. Elle échappe même à toutes les définitions. Elle traverse les époques, les croyances et les peurs comme une ombre qui refuse de se taire. On a voulu l’effacer, l’enfermer, l’exorciser. Pourtant, elle est toujours là. Intruse, démone, reine, tueuse, dominatrice. Ou manipulée, chassée, meurtrie. Et si son nom existe, c’est peut-être parce qu’elle n’a jamais cessé de poser la même question : que devient une femme que l'on refuse d’entendre ?

Sources complémentaires :

Olivier d'Aeternum
Par Olivier d'Aeternum

Pagan encore en formation, je tâche de vous faire découvrir la richesse des pratiques, rituels, sabbats, esbats, déités et bien d'autres en les "vulgarisant" car je sais que ce n'est pas facile de bien faire ou même de savoir faire. J'espère que mes articles vous aideront à vous connecter encore mieux au monde spirituel. Je vous parle de la Wicca bien sûr, mais j'aborde aussi toutes les spiritualités comme les types de magies, le Vaudou, les magies religieuses et plus encore. Bon voyage !

Laissez un commentaire 💬

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Rejoignez la communauté Aeternum sur notre groupe Facebook : conseils, astuces, rituels, savoirs, produits dans une ambiance bienveillante !
J'y vais !
Panier 0

Votre panier est prêt à recevoir vos merveilles ✨

Découvrez nos produits